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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

répondit courtoisement, que il n’étoit mie bien pourvu de là endroit répondre pleinement : « Et vous êtes durement travaillés, si comme je pense ; si vous allez reposer et rafraîchir deux jours ou trois dedans Calais, et je m’en conseillerai encore aujourd’hui, et demain plus pleinement, et vous envoierai réponse telle qu’il vous devra suffire par raison, et selon mon pouvoir. » Ces étranges gens n’en purent adonc avoir autre réponse ni autre chose : si se partirent du roi et de la route le duc de Lancastre, et s’en allèrent par devers Calais. Quand ils eurent chevauché environ demie lieue, ils encontrèrent le plus bel charroy et le plus grand et le mieux étoffé de toutes pourvéances, et le mieux appareillé que oncques fut vu en nul pays. Après ils encontrèrent le prince de Galles si noblement et si richement paré d’armes, et toutes ses gens, que c’étoit grand’beauté à regarder ; et si avoit si grands gens en son conroy que tout le pays en étoit couvert. Et chevauchoient tous le commun pas, rangés et serrés ainsi que pour tantôt combattre, si mestier fut, toujours une lieue ou deux arrière de l’ost du roi son père : si que toujours leurs charrois et leurs pourvéances charroioient entre les deux osts. Laquelle ordonnance ces seigneurs étrangers virent volontiers et moult la prisèrent.


CHAPITRE CIX.


Comment ces seigneurs étrangers furent mal contents de la réponse du roi, qui tout le leur avoient dépendu.


Après ce que ces seigneurs étrangers eurent tout ce diligemment regardé et considéré, et ils eurent salué révéremment le prince, les seigneurs et les barons qui étoient avecques lui, et le prince aussi les eut bien et courtoisement reçus et conjouis, ainsi que cil qui bien le savoit faire, ils prirent congé de lui et lui remontrèrent leur besogne et leur povreté humblement, en lui priant que il voulût descendre à leur nécessité. Le prince leur accorda liement et volontiers. Si passèrent outre, et chevauchèrent tant qu’ils vinrent à Calais, et là se logèrent. Le second jour après ce que ils furent venus à Calais, le roi d’Angleterre envoya à eux la réponse, par trois suffisans chevaliers qui leur dirent pleinement : « qu’il n’avoit mie apporté si grand trésor pour eux payer tous leurs frais et tout ce qu’ils voudroient demander, et lui besognoit bien ce qu’il en avoit fait venir pour fournir ce qu’il en avoit empris ; mais si ils étoient si conseillés que ils voulsissent venir avec lui et prendre l’aventure de bien et de mal, et si bonne aventure lui échéoit en ce voyage, il vouloit qu’ils y partissent bien et largement, sauf tant qu’ils ne lui pussent rien demander pour leurs gages, ni pour leurs chevaux perdus, ni pour dépens ni dommages qu’ils pussent faire ni avoir ; car il avoit assez amené gens de son pays pour achever cette besogne. »

Ces réponses ne plurent mie bien à ces seigneurs étrangers, ni à leurs compagnons qui avoient durement travaillé et dépendu le leur, engagé leurs chevaux et leurs harnois, et le plus vendu par nécessité. Et toutes voies ils n’en purent autre chose avoir, fors tant que on prêta à chacun aucune chose, par grâce, pour r’aller en son pays. Si en y eut aucuns des seigneurs qui s’en allèrent devers le roi pour tout aventurer ; car blâme leur eût été de retourner sans autre chose faire.

Or vous deviserai l’ordonnance et la manière du grand appareil que le roi d’Angleterre fit faire ainçois qu’il se partit de son pays, et qu’il eut en ce voyage, dont je ne vous ai encore parlé. Si ne s’en doit-on mie brièvement passer, car oncques si grand ni si bien ordonné n’issit hors d’Angleterre.


CHAPITRE CX.


Comment le roi, ainçois qu’il partit d’Angleterre, fit mettre en prison le roi Jean et monseigneur Philippe son fils et les autres barons de France.


Ainçois que le roi d’Angleterre partit de son pays, il fit tous les comtes et barons de France, qu’il tenoit pour prisonniers, départir et mettre en plusieurs lieux et en forts châteaux parmi son royaume, pour mieux être au-dessus d’eux ; et fit mettre le roi de France au châtel de Londres[1] qui est grand et fort, séant sur la rivière de Tamise, et son jeune fils avecques lui, monseigneur Philippe, et les restreignit et leur

  1. Froissart se trompe sur le lieu où le roi Jean fut mis en prison ayant le départ d’Édouard pour la France. Il paraît, par plusieurs pièces que Rymer a recueillies, que ce prince fut enfermé vers le mois d’août au château de Sommerton, qu’il y resta jusqu’au mois de mars de l’année suivante, et qu’alors seulement il fut transféré à la tour de Londres.