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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

le roi étoient. Et là fut le dîner grand et noble et bien étoffé.

Je ne vous aurois jamais raconté comment puissamment le roi de France fut recueilli à son retour en son royaume de toutes manières de gens ; car il étoit moult désiré. Si lui donna-t-on de beaux dons et fit-on de riches présens ; et le vinrent voir et visiter les prélats et les barons de son royaume, et le festioient et conjouissoient, ainsi comme il appartenoit ; et le roi les recevoit doucement et bellement, car bien le savoit faire.


CHAPITRE CXLVI.


Comment les députés de par le roi d’Angleterre vinrent pour prendre saisine des terres et pays qui leur devoient être baillés ; et comment les seigneurs de Languedoc et de Poitou n’y vouloient obéir.


Assez tôt après ce que le roi Jean fut retourné en France, passèrent la mer les commis et établis de par le roi d’Angleterre pour prendre la possession des terres, des comtés, des sénéchaussées, des cités, des villes, des châteaux et des forteresses qui lui devoient être baillées et délivrées par le traité de la paix. Si ne fut mie sitôt fait, car plusieurs seigneurs en la Languedoc ne voulurent mie de premier obéir, ni eux rendre au roi d’Angleterre, combien que le roi de France les quittât de foi et d’hommage ; si leur venoit à trop grand dommage et contraire et diversité, ce que être Anglois les convenoit ; et espécialement ès lointaines marches : le comte de Pierregord, le comte de Comminges, le vicomte de Chastelbon, le vicomte de Carmain, le seigneur de Pincornet et plusieurs autres. Et s’émerveilloient trop du ressort dont le roi de France les quittoit ; et disoient les aucuns que il n’appartenoit mie à lui à quitter, et que par droit il ne le pouvoit faire ; car ils étoient en la Gascogne trop anciennement chartrés et privilégiés du grand Charlemaine, qui fut roi de France et d’Allemagne et emperière de Rome, que nul roi de France ne pouvoit mettre le ressort en autre cour que la sienne. Et pour ce, ne voulurent pas ces seigneurs de premier légèrement obéir. Mais ie roi de France, qui vouloit tenir et à son pouvoir accomplir ce qu’il avoit juré et scellé, y envoya mon seigneur Jacques de Bourbon son cher cousin, lequel apaisa la plus grand’partie de ces seigneurs : et devinrent hommes, ceux qui devenir le devoient, au roi d’Angleterre ; le comte d’Armignac, le sire de Labreth et moult d’autres, à la prière du roi de France et de monseigneur Jacques de Bourbon, comme envis que ce fut. À l’autre côté aussi, sur la marine en Poitou et en Rochelois et en tout le pays de Xaintonge, vint-il à trop grand déplaisir aux barons, aux chevaliers et aux bonnes villes du pays, quand il les convint être Anglois. Et par espécial ceux de la ville de la Rochelle ne s’y vouloient accorder ; et se excusèrent par trop de fois, et détrièrent plus d’un an, que oncques ils ne voulurent laisser entrer Anglois en leur ville. Et se pourroit-on émerveiller des douces et aimables paroles qu’ils escripsoient et rescripsoient au roi de France, en suppliant pour Dieu qu’il ne les voulsist mie quitter de leur foi, ni éloigner de son domaine, ni mettre en mains étranges, et qu’ils avoient plus cher à être taillés tous les ans de la moitié de leur chevance que ce qu’ils fussent ès mains des Anglois.

Sachez que le roi de France, qui véoit leur bonne volonté et loyauté et oyoit moult souvent leurs excusations, en avoit grand’pitié d’eux ; mais il leur mandoit et rescripsoit affectueusement et soigneusement que il les convenoit obéir, ou autrement la paix seroit enfreinte et brisée, par laquelle chose ce seroit trop grand préjudice au royaume de France. Si que, quand ceux de la Rochelle virent le détroit, et que paroles, excusations ni prières que ils fissent, ne leur valoient rien, ils obéirent[1], mais ce fut à trop grand’dureté ; et disoient bien les plus notables de la ville de la Rochelle : « Nous aourerons les Anglois des lèvres, mais les cuers ne s’en mouveront jà. »

Ainsi eut le roi d’Angleterre la saisine et possession de la duché d’Aquitaine, de la comté de Ponthieu et de Guines, et de toutes les terres qu’il devoit avoir par deçà la mer, c’est à entendre au royaume de France, qui lui étoient données et accordées par l’ordonnance du traité de la paix. Et proprement en cette année passa messire Jean Chandos, comme régent et lieutenant de par le roi d’Angleterre[2] ; et vint prendre la possession de toutes les terres dessus dites, et

  1. La Rochelle fut remise aux Anglais le 6 décembre de cette année ; et le roi d’Angleterre en donna sa reconnaissance le 28 janvier 1361.
  2. Les lettres par lesquelles le roi d’Angleterre nomma Jean Chandos son lieutenant général en France, pour tous les pays qui devaient lui être cédés, sont datées du 20 janvier de cette année 1361.