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LIVRE I. — PARTIE II.

pays jusques moult près de Rennes[1]. Si avinrent là en dedans maintes aventures, qui toutes ne vinrent mie à connaissance, et y eut aussi maint homme mort et pris et recru[2] sur les champs, ainsi que les aucuns eschéirent en bonnes mains, et qu’ils trouvoient bons maîtres et courtois. Cette bataille fut assez près d’Auray en Bretagne, l’an de grâce Notre Seigneur 1364, le neuvième jour du mois d’octobre[3].


CHAPITRE CXCVI.


Ci parle des paroles amoureuses que le comte de Montfort disoit à messire Jean Chandos, et des piteux regrets que le dit comte fit sur monseigneur Charles de Blois, et comment il le fit enterrer à Guingant très révéremment.


Après la grande déconfiture, si comme vous avez ouï, et la place toute délivrée, les chefs des seigneurs anglois et bretons d’un lez retournèrent et n’entendirent plus à chasser, mais en laissèrent convenir leurs gens. Si se trairent d’un lez le comte de Montfort, messire Jean Chandos, messire Robert Canolle, messire Eustache d’Aubrecicourt, messire Mathieu de Gournay, messire Jean Boursier, messire Gautier Huet, messire Hue de Cavrelée, messire Richart Burlé, messire Richart Tanton et plusieurs autres, et s’en vinrent ombroier du long d’une haie, et se commencèrent à désarmer ; car ils virent bien que la journée étoit pour eux. Si mirent les aucuns leurs bannières et leurs pennons à cette haie, et les armes de Bretagne tout en haut sur un buisson, pour rallier leurs gens. Adonc se trairent messire Jean Chandos, messire Robert Canolle, messire Hue de Cavrelée et aucuns chevaliers devers messire Jean de Montfort, et lui dirent en riant : « Sire, louez Dieu et si faites bonne chère, car vous avez hui conquis l’héritage de Bretagne. » Il les inclina moult doucement, et puis parla que tous l’ouïrent : « Messire Jean Chandos, cette bonne aventure m’est avenue par le grand sens et prouesse de vous ; et ce sçais-je de vérité, et aussi le scevent tous ceux qui ci sont ; si vous prie, buvez à mon hanap. » Adonc lui tendit un flacon plein de vin où il avoit bu, pour lui rafraîchir, et lui dit encore en lui donnant : « Après Dieu, je vous en dois savoir plus grand gré que à tout le monde. » En ces paroles revint le sire de Clisson tout échauffé et enflammé, et avoit moult longuement poursuivi ses ennemis : à peine s’en étoit-il pu partir, et ramenoit ses gens et grand’foison de prisonniers. Si se trairent tantôt pardevers le comte de Montfort et les chevaliers qui là étoient, et descendit jus de son coursier, et s’en vint rafraîchir de-lez eux. Pendant qu’ils étoient en cel état, revinrent deux chevaliers et deux hérauts qui avoient cerchié les morts, pour savoir que messire Charles de Blois étoit devenu ; car ils n’étoient point certains si il étoit mort ou non. Si dirent ainsi tout en haut : « Monseigneur, faites bonne chère, car nous avons vu votre adversaire, messire Charles de Blois, mort. » À ces paroles se leva le comte de Montfort, et dit qu’il le vouloit aller voir, et que il avoit grand désir de le voir autant mort comme vif. Si s’en allèrent avecques lui les chevaliers qui là étoient. Quand ils furent venus jusques au lieu où il gissoit, tourné à part et couvert d’une targe, il le fit découvrir, et puis le regarda moult piteusement, et pensa une espace, et puis dit : « Ha ! monseigneur Charles, monseigneur Charles, beau cousin, comme pour votre opinion maintenir sont avenus en Bretagne maints grands meschefs ! Si Dieu m’aist, il me déplaît quand je vous trouve ainsi, si être pût autrement. » Et lors commença à larmoyer. Adonc le tira arrière messire Jean Chandos, et lui dit : « Sire, sire, partons de ci, et regraciez Dieu de la belle aventure que vous avez ; car sans la mort de cestui-ci ne pouviez-vous venir à l’héritage de Bretagne. » Adonc ordonna le comte que messire Charles de Blois fût porté à Guingant ; et il fut ainsi fait incontinent, et là enseveli moult révéremment : lequel corps de lui sanctifia par la grâce de Dieu, et l’appelle-t-on saint Charles ; et l’approuva et canonisa le pape Urbain Ve[4] qui régnoit pour le temps ; car

  1. L’Histoire de Bretagne, dit Vannes ; mais soit qu’il faille lire Rennes ou Vannes, Froissart se trompe également sur la distance entre Auray et l’une ou l’autre de ces deux villes : Vannes n’en est éloignée que de trois lieues, et Rennes l’est de plus de vingt.
  2. Mis en liberté sur parole.
  3. On a remarqué précédemment que cette date est fausse et que la bataille d’Auray se donna le 29 septembre jour de Saint-Michel.
  4. Il est vrai qu’Urbain V ordonna une enquête pour la canonisation de Charles de Blois ; mais il mourut avant qu’elle fût faite : elle n’eut lieu que sous le pontificat de son successeur Grégoire II, qui n’en fit aucun usage pour ne pas offenser le duc de Bretagne, qui s’opposait de toutes ses forces à ce qu’on mît son rival au rang des