Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/578

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
510
[1366]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

nant, ce sont verges de Dieu, envoyées sur lui pour lui châtier et pour donner aux autres rois chrétiens et princes de terre exemple que ils ne fassent mie ainsi. » De tels paroles avoit été avisé et conseillé le prince devant ce que le roi Dam Piètre fût arrivé à Bayonne : mais à ces paroles et conseil avoit répondu trop vaillamment, et dit ainsi : « Seigneurs, je tiens et crois certainement que à votre loyal pouvoir vous me conseillez : je vous dis que je suis tout informé de la vie et de l’état de ce roi Dam Piètre ; et sçais bien que sans nombre il a fait de maux assez, dont maintenant il se trouve deçu ; et ce qui en présent nous meut et encourage de lui vouloir aider, la cause est telle que je vous dirai. Ce n’est pas chose afférant, due, ni raisonnable, d’un bâtard tenir royaume à héritage et bouter hors de son royaume et héritage un sien frère, et hoir de la terre par loyal mariage ; et tous rois et enfans de rois ne le doivent nullement vouloir ni consentir ; car c’est un grand préjudice contre l’état royal. Avec tout ce, monseigneur mon père et ce roi Dam Piètre de Castille ont eu grand temps, cela sais-je bien de vérité, grands alliances et confédérations ensemble, par lesquelles nous sommes tenus de lui aider, au cas qu’il nous en prie et requiert. » Ainsi fut le dit prince mu et encouragé de vouloir aider et conforter ce roi Dam Piètre en son grand besoin ; ainsi répondit à ceux de son conseil quand avisé en fut ; ni oncques on ne lui put ôter ni briser son dit propos, que toudis il ne fût en un, et encore plus ferme et entier quand le roi Dam Piètre fut venu de-lez lui, en la dite cité de Bordeaux ; car le dit roi s’humilioit moult envers lui, et lui offroit et promettoit grands dons et grand profit à faire ; et disoit qu’il feroit Édouard, son ains-né fils, roi de Gallice ; et départiroit à lui et à ses hommes très grand avoir qu’il avoit laissé arrière au royaume de Castille, lequel il n’avoit point pu amener avecques lui, et étoit si bien caché et enfermé que nul ne le sçavoit, fors lui tant seulement.

À ces paroles entendoient volontiers les chevaliers du prince ; car Anglois et Gascons, de leur nature, sont volontiers convoiteux. Si fut conseillé au prince qu’il assemblât tous les barons de la duché d’Aquitaine et son espécial conseil, et eût à Bordeaux un général parlement, et là remontrât le roi Dam Piètre à tous comment il se vouloit maintenir, et de quoi il les satisferoit, s’il étoit ainsi que le prince entreprît de lui remener en son pays et fît son pouvoir du remettre. Donc furent lettres écrites, et messagers employés, et seigneurs mandés de toutes parts : premièrement le comte d’Armignac, le comte de Comminges, le sire de Labreth, le vicomte de Carmaing, le captal de Buch, le sire de Taride, le vicomte de Chastillon, le sire de l’Escun, le sire de Rosem, le sire de l’Espare, le sire de Chaumont, le sire de Mucident, le sire de Courton, le sire de Pincornet, et tous les autres barons de Gascogne et de Berne. Et en fut prié le comte de Foix ; mais il ne vint mie, ainçois s’excusa, pourtant qu’il avoit adonc mal en une jambe et ne pouvoit chevaucher ; mais y envoya son conseil qui l’excusa bien et sagement envers le prince.


CHAPITRE CCVIII.


Comment le roi d’Angleterre accorda au prince de Galles son fils qu’il mit le roi Dam Piètre arrière en son royaume.


En ce parlement qui fut assigné en la bonne ville de Bordeaux, vinrent tous les comtes, les vicomtes, les barons et tous les sages hommes d’Aquitaine, tant de Poitou, de Xaintonge, de Rouergue, de Quersin, de Limosin, comme de Gascogne. Quand ils furent tous venus, ils entrèrent en parlement, et parlementèrent par trois jours sur l’état et ordonnance de ce roi Dam Piètre d’Espagne, qui étoit et se tenoit toujours présent en my le parlement de-lez le dit prince son cousin, qui parloit et langageoit pour lui, en colorant ses besognes. Finablement, il fut dit et conseillé au prince qu’il en envoyât suffisans messagers devers le roi son père, en Angleterre, pour savoir quelle chose il en diroit et conseilleroit à faire, ainçois que de lui il entreprit ce voyage à faire ; et quand on auroit eu la réponse du dit roi d’Angleterre, les barons se remettroient ensemble et conseilleroient si bien le dit prince, que par raison il lui devroit suffire. Adonc furent nommés et ordonnés quatre chevaliers du prince, qui devoient aller en Angleterre ; le sire de la Ware, messire Neel Lornich, messire Jean et messire Helie de Pommiers. Si se départit adonc ce parlement ainsi, et s’en r’alla chacun en son lieu ; et demeura le roi Dam Piètre à Bordeaux de-lez le prince et la princesse qui moult l’honoroient. Adonc se partirent