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LIVRE I. — PARTIE II.

pays, et laisser passer parmi paisiblement toutes gens d’armes, et eux faire administrer vivres et pourvéances, leurs derniers payans : de laquelle somme de florins il fit sa dette envers le roi de Navarre.

Quand les barons de la prinçauté et d’Aquitaine sçurent que parlemens et traités se portoient ainsi que on étoit d’accord au roi de Navarre, ils voulurent sayoir qui les paieroit et délivreroit de leurs gages. Et là le prince, qui grand’affection avoit en ce voyage, en fit sa dette envers eux ; et le roi Dam Piètre au prince.

Quand toutes ces choses furent ordonnées et confirmées, et que chacun sçut quelle chose il devoit faire et avoir, et ils eurent séjourné en la cité de Bayonne plus de douze jours, et joué et révélé ensemble moult aimablement, le roi de Navarre prit congé et se retraist au royaume de Navarre dont il étoit parti ; et si se départirent tous ces seigneurs les uns des autres, et se retraist chacun en son lieu : mêmement le prince s’en revint à Bordeaux, et le roi Dam Piètre demeura à Bayonne. Si envoya tantôt le dit prince ses hérauts en Espagne devers ses chevaliers et aucuns capitaines des Compagnies, qui étoient Anglois et Gascons favorables et obéissans à lui, eux dire et signifier que ils se retraissent tout bellement et prissent congé du dit bâtard Henry ; car il avoit mestier d’eux et les emploieroit ailleurs.

Quand les hérauts, qui ces lettres et ces nouvelles apportèrent en Castille devers les chevaliers du prince, vinrent devers eux, et ils virent et connurent qu’il les redemandoit, si prirent congé du roi Henry, au plus tôt qu’ils purent et au plus courtoisement, sans eux découvrir, ni l’intention du prince. Le roi Henry qui étoit large, courtois et honorable, leur donna moult doucement de beaux dons, et les remercia grandement de leur service, et leur départit au partir de ses biens tant que tous s’en contentèrent. Si vidèrent d’Espagne messire Eustache d’Aubrecicourt et messire Hue de Cavrelée, messire Gautier Huet, messire Mathieu dit de Gournay, messire Jean Devereux et leurs routes, et plusieurs autres chevaliers et écuyers que je ne puis mie tous nommer, de l’hôtel du prince, et revinrent au plus tôt et au plus hâtivement qu’ils purent.

Encore étoient les Compagnies éparses parmi le pays ; si ne sçurent mie sitôt ces nouvelles que les dessus nommés chevaliers firent. Toutes fois quand ils les sçurent, ils se recueillirent ensemble et se mirent au retour, messire Robert Briquet, Jean Carsuelle, messire Robert Ceni, messire Perducas de Labreth, messire Garsis du Chastel, Naudon de Bagerant, le bourg de l’Espare, le bourg de Camus, le bourg de Breteuil. Et ne sçut mie sitôt le roi Henry les nouvelles, ni la volonté du prince, que il vouloit ramener le roi Dam Piètre son frère en Espagne, ainsi que firent les dessus dits et bien leur besogna ; car s’il les eût sçues, ils ne se fussent mie partis si légèrement qu’ils firent ; car bien étoit en sa puissance d’eux porter contraire et destourber. Toutes fois quand il en sçut la certaineté, il n’en fit mie trop grand compte, par semblant, et en parla à messire Bertran du Guesclin qui étoit encore de-lez lui, et dit : « Dam Bertran, regardez du prince de Galles ; on nous a dit qu’il nous veut guerroyer et remettre ce juif qui s’appeloit roi d’Espagne, par force, en notre royaume ; et vous qu’en dites ? » — « Monseigneur, répondit messire Bertran, il est bien si vaillant chevalier, puisqu’il a entrepris, qu’il en fera son pouvoir. Si vous dis que vous fassiez bien garder vos détroits et vos passages de tous lez, par quoi nul ne puist entrer ni issir en votre royaume, fors par votre congé ; et tenez à amour toutes vos gens. Je sçais de vérité que vous aurez en France grand’aide de chevaliers et d’écuyers, qui volontiers vous serviront. Je m’en retournerai par delà, par votre congé, et vous y acquerrai tous les amis que je pourrai. » — « Par ma foi, dit le roi Henry, vous dites bien, et du surplus je me ordonnerai par votre conseil et par votre avis. »

Depuis ne demeura guères de temps que messire Bertran se partit du roi Henry, et s’en vint en Arragon où le roi le recueillit liement ; et fut bien quinze jours de-lez lui, et puis s’en partit et fit tant par ses journées que il vint à Montpellier ; et là trouva le duc d’Anjou qui le reçut aussi liement, car moult l’aimoit. Quand il eut été un terme de-lez lui, il s’en partit et s’en revint en France devers le roi qui le reçut à grand’joie.