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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

venu, et à quelle cause le roi d’Arragon lui faisoit tort et lui tenoit son héritage et avoit fait mourir son père, si lui dit le prince : « Sire roi, je vous promets en loyauté que, nous revenus d’Espaigne, nous entendrons à vous remettre en votre héritage de Majogres, ou par traité d’amour ou de force. »

Ces promesses plurent grandement bien au dit roi, si se tint en la cité de Bordeaux de-lez le prince, en attendant le département ainsi que les autres. Et lui faisoit le dit prince, pour honneur, la plus grand’partie de ses délivrances, pour tant que il étoit lointain et étranger, et n’avoit mie ses finances à son aise.

Tous les jours venoient les plaintes au dit prince de ces Compagnies, qui faisoient tous les maux du monde aux hommes et aux femmes, au pays où ils conversoient. Et vissent volontiers ceux des marches où ses gens se tenoient que le prince avançât son voyage, et il en étoit en grand’volonté, mais on lui conseilloit qu’il laissât passer le Noël, par quoi ils eussent l’hiver au dos.

À ce conseil s’inclinoit assez le prince, pour tant que madame la princesse sa femme étoit durement enceinte et aussi moult tendre et éplorée du département son mari. Si eût volontiers vu le dit prince qu’elle fût accouchée ainçois son département.

En ce détriement se faisoient et ordonnèrent toujours grandes pourvéances et grosses, et trop fort besognoient, car ils devoient entrer en un pays où ils en trouveroient bien petit. Pendant que ce séjour se faisoit à Bordeaux, et que tout le pays d’environ étoit plein de gens d’armes, eurent le prince et ses gens de conseil plusieurs consaux et consultations ensemble ; et m’est avis que le sire de Labreth fut contremandé de ses milles lances, et lui écrivit le dit prince par le conseil de ses hommes ainsi :

« Sire de Labreth, comme ainsi fut que de notre volonté libérale, en ce voyage où nous tendons par la grâce de Dieu entreprendre et briévement à procéder, considéré nos besognes et dépens que nous avons, tant par les étrangers qui seront boutés en notre suite, comme par les gens des Compagnies des quels le nombre est si grand, et ne les voulons pas laisser derrière pour les périls qui s’en pourroient ensuir, et comment que notre terre soit gardée, car tous ne s’en pourroient pas venir ni tous demeurer, pourquoi il est ordonné par notre espécial conseil que en ce voyage vous nous servirez, et êtes écrit à deux cents lances. Si les veuillez tirer et mettre hors des autres, et le demeurant laisser faire leur exploit et leur profit. Dieu soit garde de vous : écrit à Bordeaux le septième jour de décembre. »

Ces lettres scellées du grand scel du prince de Galles furent envoyées au sire de Labreth, qui se tenoit en son pays et entendoit fort à faire ses pourvéances et à appareiller ses gens, car on disoit de jour en jour que le prince devoit partir. Quand il vit ces lettres que le prince lui envoyoit, il les ouvrit et les lût par deux fois pour mieux entendre ; car il fut de ce qu’il trouva dedans moult émerveillé, et ne se pouvoit avoir, tant fort étoit-il courroucé et disoit ainsi : « Comment ! Messire le prince de Galles se truffe de moi, quand il veut que je donne congé maintenant à huit cents lances, chevaliers et écuyers, lesquels à son commandement j’ai tous retenus, et leur ai brisé leurs profits à faire en plusieurs manières. » Adonc en son courroux le sire de Labreth demanda tantôt un clerc. Il vint. Quand il fut venu, il lui dit, et le clerc écrivit ainsi que le sire de Labreth lui devisoit.

« Cher sire, je suis trop grandement émerveillé d’une lettre que vous m’avez envoyée, et ne sçais mie bonnement ni n’en trouve en mon conseil comment sur ce je vous en sache et doive répondre, car il me tourne à grand préjudice et à blâme et à tous mes hommes, lesquels, par votre ordonnance et commandement, je avois retenus, et sont tous appareillés de vous, servir ; et leur ai détourné leur profit à faire en plusieurs états ; car les aucuns étoient mus et ordonnés d’aller outre mer en Prusse, en Constantinople, ou en Jérusalem, ainsi que tous chevaliers et écuyers qui se désirent à avancer font. Si leur vient à grand’merveille et déplaisance de ce qu’ils sont boutés derrière, et sont tous émerveillés, et aussi suis-je, en quelle manière je le puis avoir desservi. Cher sire, plaise vous savoir que je ne saurois sévrer les uns des autres : je suis le pire et le moindre de tous, et si aucuns y vont, tous iront, ce sçais je. Dieu vous ait en sa sainte garde. Écrit, etc. »

Quand le prince de Galles eut ouï cette réponse, si la tint à moult présomptueuse, et