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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

et lire. Or fut tout émerveillé, le roi et tous ceux qui là étoient qui les ouïrent lire, quand ils entendirent les défiances ; et regardèrent bien et avisèrent dessous et dessus le scel, et connurent assez clairement que les défiances étoient bonnes. Si fit-on le garçon partir ; et lui fut dit qu’il avoit bien fait son message, et qu’il se mît hardiment au chemin et au retour, et qu’il ne trouveroit point d’empêchement ; ainsi qu’il fit ; et retourna au plus tôt qu’il put parmi raison.

Encore étoient à ce jour hostagiers en Angleterre, pour le fait du roi de France, le comte Dauphin d’Auvergne, le comte de Porcien, le sire de Maulevrier et plusieurs autres, qui furent en grand souci de cœur quand ils ouïrent ces nouvelles, car mie ne savoient que le roi d’Angleterre ni son conseil voudroient faire d’eux. Vous devez savoir que adonc le roi d’Angleterre et son conseil prirent en grand dépit et déplaisance les défiances apportées par un garçon ; et disoient que ce n’étoit pas chose appartenant, que guerre de si grands seigneurs, comme du roi de France et du roi d’Angleterre, fût nonciée ni défiée par un varlet, mais bien valoit que ce fût par un prélat ou par un vaillant homme, baron ou chevalier. Néanmoins ils n’en eurent autre chose.

Si fut dit et conseillé là au roi qu’il envoyât tantôt et sans délai grands gens d’armes en Ponthieu pour là garder la frontière, et par espécial en la ville d’Abbeville qui gissoit en grand péril d’être prise. Le roi entendit volontiers à ce conseil, et y furent ordonnés de là aller le sire de Percy, le sire de Neuville, le sire de Carbestonne, messire Guillaume de Windesore, à trois cents hommes d’armes et mille archers.

Pendant ce que ces jeunes seigneurs et leurs gens s’ordonnèrent et appareillèrent du plus tôt qu’ils purent, et jà étoient traits et venus à Douvres pour passer la mer, autres nouvelles leur revinrent de Ponthieu, qui ne leur firent mie trop de joie, ni ne leur furent mie plaisantes. Car si très tôt que le comte Guy de Saint-Pol et messire Hue de Châtillon, maître pour le temps des arbalétriers de France, purent penser, aviser ni considérer que le roi d’Angleterre étoit défié, ils se trairent avant pardevers Ponthieu ; et avoient fait secrètement leur mandement de chevaliers et d’écuyers d’Artois et de Hainaut, de Cambrésis, de Vermandois, de Vimeu et de Picardie ; et étoient bien six vingt lances, et vinrent à Abbeville. Si leur furent tantôt les portes ouvertes ; car c’étoit chose pourparlée et avisée ; et entrèrent ces gens d’armes ens, sans mal faire à nul de ceux de la nation de la ville[1]. Messire Hue de Châtillon, qui étoit meneur et conduiseur de ces gens, se traist tantôt de celle part, où il pensoit à trouver le sénéchal de Ponthieu messire Nichole de Louvaing, et fit tant qu’il le trouva, et le prit, et le retint son prisonnier ; et prit encore un moult riche clerc et vaillant homme durement, qui étoit trésorier de Ponthieu. Ce jour eurent les François maint bon et riche prisonnier, et se saisirent du leur ; et perdirent les Anglois à ce jour tout ce qu’ils avoient en la dite ville d’Abbeville. Encore coururent ce jour même les François chaudement à Saint-Valery, et y entrèrent de fait et s’en saisirent ; et aussi au Crotoy et le prirent, et aussi la ville de Rue sur la mer. Assez tôt après vint le comte de Saint-Pol au pont de Remy-sur-Somme où aucuns Anglois de là environ étoient recueillis. Si les fit assaillir le dit comte, et là eut grand’escarmouche et forte, et y fut fait chevalier Galeran, son ains-né fils, lequel se porta bien et vaillamment en sa nouvelle chevalerie. Si furent ces Anglois qui là étoient si durement assaillis, qu’ils furent déconfits et morts et pris, et le dit pont et forteresse conquis, et demeura aux François. Et briévement tout le pays et la comté de Ponthieu furent délivrés des Anglois, ni oncques nul n’y en demeura qui pût gréver le pays.

Ces nouvelles vinrent au roi d’Angleterre, qui se tenoit à Londres, comment ceux de Ponthieu l’avoient relenqui et s’étoient tournés François. Si en fut le dit roi moult courroucé ; et eut mainte dure imagination sur aucuns hostagiers de France, qui étoient encore à Londres ; mais il s’avisa que ce seroit cruauté si il leur faisoit comparer son mautalent. Néanmoins il envoya tous les bourgeois des cités et des bonnes villes de France, qui là étoient hostagiers, en autres villes et forteresses parmi son royaume, et ne les tint mie si au large comme ils avoient été au temps passé. Et le comte Dauphin d’Auvergne il ran-

  1. Les Français se rendirent maîtres d’Abbeville le dimanche 29 avril, et soumirent ensuite tout le Ponthieu dans l’espace d’environ dix jours.