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LIVRE I. — PARTIE II.

savoit que ladite prise de Saint-Salvin déplaisoit moult à messire Jean Chandos. Or avint ainsi que, la nuit devant la nuit de l’an[1], au chef du mois de janvier, messire Jean Chandos, qui se tenoit en la cité de Poitiers, avoit fait une semonce et un mandement des barons et des chevaliers du Poitou, et leur avoit dit qu’ils vinssent là tout secrètement, car il vouloit chevaucher. Les Poitevins ne lui eussent jamais refusé ; car moult l’aimoient. Si s’assemblèrent en la cité de Poitiers ; et y vinrent : messire Guichard d’Angle, messire Louis de Harecourt, le sire de Pons, le sire de Parthenay, le sire de Puisances, le sire de Tonnai-Bouton, le sire de Poiane, messire Geffroy d’Argenton, messire Maubrun de Linières messire Thomas de Persy, messire Baudouin de Franville, messire Richard de Pontchardon, chevaliers, et plusieurs autres. Quand ils furent tous assemblés, ils étoient bien trois cents lances : si se partirent de nuit de Poitiers, et ne savoient, excepté les seigneurs, où on les menoit ; et avoient les dits Anglois leurs échelles et tout leur arroy pourvu. Si vinrent jusques au dit lieu. Là furent-ils informés de leur fait, et descendirent de leurs chevaux et les baillèrent à leurs garçons : si entrèrent dedans les fossés, et étoit environ heure de mie-nuit. En cel état ils étoient et que brièvement ils eussent fait et fussent venus à leur intention, ils ouïrent le guet du fort qui corna. Je vous dirai pourquoi. Celle propre nuit étoit parti de la Roche Posoy Kerauloet à quarante lances, et venoit à Saint-Salvin querre monseigneur Louis de Saint-Julien pour chevaucher en Poitou : si réveilla le guet et ceux du fort. Or cuidèrent les Anglois, qui étoient à l’opposite et qui rien ne savoient de cela, ni que les François dussent entrer au fort, qu’ils fussent aperçus ou que par gardes ou espies on sçût leur venue et leur emprise ; si furent trop malement courroucés, et espécialement messire Jean Chandos : si se trairent tantôt hors des fossés, et dirent : « Allons, allons-nous-en : nous avons pour cette fois failli à notre fait. » Si montèrent sur leurs chevaux, et retournèrent tous ensemble à Chauvigny sur la rivière de Creuse, à deux lieues près de là. Quand ils furent là tous venus, les Poitevins demandèrent à monseigneur Jean Chandos si il vouloit plus rien. Il leur répondit : « Nennil or retournez, au nom de Dieu, et je demeurerai mais-hui en cette ville. »

Lors se départirent les Poitevins et aucuns chevaliers d’Angleterre avec eux, et étoient bien deux cents lances. Si entra le dit messire Jean Chandos en un hôtel et fit allumer le feu. Là étoit encore demeuré de-lez lui messire Thomas de Percy et sa route, sénéchal de la Rochelle. Si dit à monseigneur Jean Chandos : « Sire, est-ce votre intention de ci demeurer mais-hui ? » — « Oil voir, messire Thomas, pourquoi le demandez-vous ? » — « Sire, pour ce que je vous prie, puisque chevaucher ne voulez, que vous me donniez congé, et je chevaucherai quelque part avec mes gens, pour savoir si je trouverois nulle aventure. » — « Allez, au nom de Dieu, ce dit messire Jean Chandos. »

À ces mots se partit Messire Thomas de Percy et trente lances en sa compagnie. Ainsi demeura le dessus dit Chandos entre ses gens, et messire Thomas passa le pont à Chauvigny, et prit le long chemin pour retourner à Poitiers, et messire Jean Chandos demeura, qui étoit tout mélancolieux de ce qu’il avoit failli à son intention. Et étoit encore en une grande cuisine et trait au foyer ; et là se chauffoit de feu d’estrains que son héraut lui faisoit ; et gangloit à ses gens et ses gens à lui, qui volontiers l’eussent ôté de sa mélancolie.

Une grande espace après ce qu’il fut là venu, et qu’il s’ordonnoit pour un peu dormir, et avoit demandé si il étoit près de jour, il entre un homme tantôt après en l’hôtel et vint devant lui, qui lui dit : « Monseigneur, je vous apporte nouvelles. » — « Quelles ? » répondit-il ? « Monseigneur, les François chevauchent. » — « Et comment le sais-tu ? » — « Monseigneur, je me suis parti de Saint-Savin avec eux. » — « Et quel chemin tiennent-ils ? » — « Monseigneur, je ne sçais, de vérité ; fors tant qu’ils tiennent ce me semble le chemin de Poitiers. » — Et lesquels sont-ce des François ? » — C’est messire Louis de Saint-Julien et Kerlouet le Breton et leurs routes. » — « Ne me chault, dit messire Jean Chandos, je n’ai mais-hui nulle volonté de chevaucher : ils pourront bien trouver encontre sans moi. »

Si demeura une espace en ce propos tout pensif, et puis s’avisa et dit : « Quoique j’aie dit, c’est bon que je chevauche toujours : il me faut

  1. La nuit du 30 au 31 décembre.