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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

journées qu’ils entrèrent en Vermandois, et vinrent à Roye : si fut la ville arse ; et puis passèrent outre et cheminèrent vers Ham en Vermandois. Là avoient retrait tous ceux du plat pays et aussi à Saint-Quentin, à Péronne et à Noyon, tout le leur, pourquoi les Anglois ne trouvoient rien, fors les granges pleines de blé, car c’étoit après août. Si chevauchoient courtoisement, sans eux trop lasser ni travailler, deux ou trois lieues le jour. Et quand ils trouvoient une grasse marche, ils y séjournoient deux jours ou trois ; et envoyoit messire Robert Canolle courir devant une ville ou un châtel qui étoit chef du pays d’environ ; et parloient les maréchaux aux capitaines, sur assurances, en disant : « Combien donnerez-vous en purs deniers pour ce pays de ci environ, et nous le respiterons d’ardoir ou de courir vilainement ? » Là se composoit sur certains traités et ordonnances le plat pays à monseigneur Robert Canolle, et payoit une quantité de florins : si étoient, parmi celle composition, respités d’ardoir. Et y profita le dit messire Robert en ce voyage, par cette ordonnance, de la somme et de la valeur de cent mille francs : dont depuis il fut mal de cour, et accusé au roi d’Angleterre qu’il n’avoit point bien faite la besogne, si comme il vous sera recordé avant en l’histoire. Toutes fois la terre du seigneur de Coucy demeura toute en paix, ni oncques les Anglois n’y forfirent à homme ni à femme qui y fût ; mais qu’il dit seulement : « Je suis à monseigneur de Coucy ; » qui vaulsist un denier, et s’il étoit pris ou levé, il étoit rendu au double.


CHAPITRE CCCXIII.


Comment messire Robert Canolle vint devant la cité de Noyon, et comment un chevalier Escot y fit une grand’appertise d’armes.


Tant exploitèrent les Anglois qu’ils vinrent devant la bonne cité de Noyon, qui bien étoit pourvue et garnie de gens d’armes. Si s’arrêtèrent là environ, et l’approchèrent de moult près, et là avisèrent moult bien si nul assaut leur pourroit valoir. Si la trouvèrent, à leur avis, bien breteschiée[1] et guéritée et appareillée de défendre, si mestier étoit. Et étoit messire Robert logé en l’abbaye d’Orkans, et ses gens là environ ; et vinrent un jour devant la cité, rangés et ordonnés par manière de bataille, pour savoir si ceux de la garnison et de la communauté de la ville istroient point ; mais ils n’en avoient nulle volonté. Là eut un chevalier d’Écosse qui fit une grande appertise d’armes ; car il se partit de son conroy, son glaive en son poing, monté sur son coursier, son page derrière lui, et brocha des éperons tout contreval la montagne. Si fut tantôt devant la barrière ; et appeloit-on le dit chevalier messire Jean Asneton, hardi homme et courageux malement, et aussi avisé et arrêté en toutes ses appertises, là et ailleurs. Quand il fut devant les barrières de Noyon, il mit pied à terre jus de son coursier, et dit à son page : « Ne te pars point de ci ; » et prit son glaive en ses poings, et s’en vint jusques aux barrières, et se écueillit, et saillit outre par dedans les barrières. Là avoit de bons chevaliers du pays, messire Jean de Roye, messire Lancelot de Lorris, et bien dix ou douze autres, qui furent tous émerveillés qu’il vouloit faire ; néanmoins ils le recueillirent moult faiticement. Là dit le chevalier Escot : « Seigneurs, je vous viens voir ; vous ne daignez issir hors de vos barrières, et je y daigne bien entrer ; je vueil éprouver ma chevalerie à la vôtre, et me conquérez si vous pouvez. » Après ces mots, il jeta et lança grands coups à eux de son glaive, et eux à lui des leurs ; et fut en cel état, lui tout seul sur eux, escarmouchant et faisant grands appertises d’armes plus d’une heure, et navra un ou deux des leurs ; et prenoit si grand’plaisance à lui là combattre, que il s’entr’oublioit ; et le regardoient les gens de la ville et de la porte, et des guérites, à grand’merveille, et lui eussent porté grand dommage du trait si ils eussent voulu : mais nennil ; car les chevaliers françois leur avoient défendu, Tant fut en cel état, que son page vint sur son coursier, moult près des barrières, et lui dit tout en haut en son langage : « Monseigneur, partez-vous, il est heure ; car nos gens se partent. » Le chevalier, qui bien l’entendit, s’appareilla sur ce, et lança depuis deux ou trois coups, et quand il eut fait, il prit son glaive et se relança à l’autre lez sans nul dommage ; et tout armé qu’il étoit, il se jeta sur son coursier derrière son page. Quand il fut sus, il dit aux François : « Adieu, adieu, seigneurs, grands mercis. » Si brocha des éperons et fut tantôt à ses compagnons. Laquelle appertise d’armes de monseigneur Jean Asneton fut durement prisée de toutes gens.

  1. Fortifiée, environnée de tours et de créneaux.