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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

çois et preud’om. Et étoit au temps de sa création de-lez lui en Avignon le duc d’Anjou, qui y rendit grand’peine qu’il le fût.

En ce temps avint à monseigneur Eustache d’Aubrecicourt une moult dure aventure : car il chevauchoit en Limousin ; si vint un soir dedans le châtel du seigneur de Pierre-Buffière, qu’il tenoit pour ami, et pour compagnon et pour bon Anglois : mais il mit Thibaut du Pont, un homme d’armes Breton et sa route dedans son châtel ; lequel prit pour prisonnier monseigneur Eustache, qui de ce ne se donnoit point de garde, et le mena avecques lui comme son prisonnier, et le rançonna depuis douze mille francs, dont il en paya les quatre mille, et son fils François d’Aubrecicourt demeura en ôtage pour le demeurant devers le duc de Bourbon, qui l’avoit raplegié et rendu grand’peine à sa délivrance, pour la cause de ce que monseigneur Eustache avoit aussi rendu grand’peine à la délivrance de madame sa mère que les Compagnie prirent à Belleperche. Depuis sa délivrance, messire Eustache s’en vint demeurer en Quarenten, outre les gués Saint-Clément en la basse Normandie, en une bonne ville que le roi de Navarre lui avoit donnée ; et là mourut. Dieu en ait l’âme ! car il fut, tant comme il vesqui et dura, moult vaillant chevalier.


CHAPITRE CCCXXV.


Comment messire Raymon de Mareuil fut pris des Anglois, et comment il échappa de prison par grand’aventure.


En ce temps s’en r’alloit de Paris en son pays messire Raymon de Mareuil, qui s’étoit tourné François. Si eut un assez dur rencontre pour lui ; car il trouva une route d’Anglois et de gens monseigneur Hue de Cavrelée, que un chevalier de Poitou menoit. Si chéy si à point entre leurs mains qu’il ne put fuir ; et fut pris et amené prisonnier en Poitou au châtel du dit chevalier. La prise de messire Raymon fut sçue en Angleterre, et tant que le roi en fut informé. Si escripsit tantôt le dit roi devers le chevalier, en lui mandant qu’il lui envoyât tantôt son ennemi et traître monseigneur Raymon ; car il en prendroit si grand’vengeance que ce seroit exemple à tous autres, et pour sa prise il lui donneroit six mille francs. Messire Geffroy d’Argenton, qui le tenoit, et en quelle prison il étoit, ne voult mie désobéir au roi son seigneur, et dit que tout ce feroit-il volontiers. Messire Raymon de Marueil fut informé comment le roi d’Angleterre le vouloit avoir et l’avoit mandé, et comment son maître étoit tout avisé de lui envoyer. Quand messire Raymon sçut ces nouvelles, si fut plus ébahi que devant ; ce fut bien raison ; et commença en sa prison à faire les plus grands et les plus piteux regrets du monde, et tant que cil qui le gardoit, et qui étoit Anglois de la nation d’Angleterre, en eut grand’pitié et le commença à reconforter moult doucement. Messire Raymon, qui ne véoit nul reconfort en ses besognes, puisque mener en Angleterre on le devoit devers le roi, se découvrit envers sa garde et lui dit : « Mon ami, si vous me voulez ôter et délivrer de ce danger où je suis, je vous enconvenance et promets par ma loyauté que je vous partirai moitié à moitié de toute ma terre et vous en hériterai, ni jamais ne vous faudrai. » L’Anglois, qui étoit un povre homme, considéra que messire Raymon étoit en péril de sa vie, et qu’il lui promettoit grand’courtoisie, si en eut pitié et compassion, et dit qu’il se mettroit en peine de le sauver,

Adonc messire Raymon, qui fut moult réjouit de cette réponse, lui jura sa foi qu’il lui tiendroit ce que promis lui avoit, et encore outre s’il vouloit ; et sur cel état, s’assurèrent et avisèrent comment il se pourroient chevir. Quand ce vint à la nuit, cil Anglois qui portoit les clefs du châtel et de la tour où monseigneur Raymon étoit, ouvrit la prison et une poterne du châtel, et fit tant qu’ils furent hors, et se mirent aux champs, et dedans un bois pour eux détourner, parquoi ils ne fussent rataints. Et eurent celle nuit tant de povreté que nul ne la pourroit penser ; car ils cheminèrent plus de sept lieues tout à pied ; et si avoit gelé, parquoi ils descirèrent tous leurs pieds ; et firent tant qu’ils vinrent à lendemain en Anjou, en une forteresse françoise, où ils furent recueillis des compagnons qui la gardoient, auxquels messire Raymon conta son aventure. Si en louèrent tous Dieu quand ils le sçurent.

Bien est voir que à lendemain, quand on se fut aperçu qu’ils étoient partis, on les quist à gens à cheval partout ; mais on n’en put nul trouver. Ainsi échappa de grand péril monseigneur Raymon de Marueil ; et retourna en Li-