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LIVRE I. — PARTIE II.

et se départirent messire Guillaume de Fernitonne et ses gens sauvement, sur le conduit du seigneur de Pons qui fit les dits Anglois conduire jusques en la cité de Bordeaux. Ainsi eurent les François la bonne cité de Saintes et en prirent la féaulté et hommage ; et jurèrent les hommes de la ville à être bons et loyaux François de ce jour en avant. Et puis se partirent, quand ils s’y furent rafreschis trois jours, et chevauchèrent devant Pons qui se tenoit encore Angloise, quoique le sire fût François ; et en étoit capitaine messire Aymemon de Bourcq. Mais quand cils de la ville se virent ainsi enclos de tous lez des François, et que cils de Poitiers, de Saintes et de Saint-Jean l’Angelier étoient tournés et rendus François, et que les dits Anglois perdoient tous les jours, et que le captal étoit pris, par lequel toutes recouvrances pussent y être faites, ils ne eurent nulle volonté d’eux tenir, mais se rendirent, par composition que tous cils qui l’opinion des Anglois vouloient tenir se pouvoient partir sans dommage et sans péril, et auroient conduit jusques à Bordeaux. Si se partit sur cel état messire Aymemon qui l’avoit gardée plus d’un an et demi, et avec lui toute sa route, et se trait à Bordeaux ; et le sire de Pons entra en sa ville où il fut reçu à grand’joie, et lui fit-on grands dons et beaux présens afin que il leur pardonnât son mautalent ; car il avoit dit en devant que il en feroit plus de soixante de ses gens mêmes trancher les têtes ; et pour celle doute s’étoient-ils longuement tenus. Mais ainçois qu’il y peuvist entrer, ni que ils voulsissent ouvrir leurs portes, il leur quitta et pardonna tout, à la prière du seigneur de Cliçon et des barons qui étoient en sa compagnie. Or parlerons-nous de ceux de la Rochelle.


CHAPITRE CCCLV.


Comment ceux de la Rochelle se retournèrent François.


Cils de la Rochelle étoient en traités couverts et secrets devers Yvain de Galles qui les avoit assiégés par mer, si comme ci dessus vous avez ouï, et aussi devers le connétable de France qui se tenoit à Poitiers ; mais ils n’en osoient nul découvrir, car encore étoient leur châtel en la possession des Anglois ; et sans le châtel ils ne se osassent nullement tourner François. Quand Jehan d’Évreux, si comme ci dessus est recordé, s’en partit pour reconforter de tous points ceux de Poitiers, il y établit un écuyer à garde, qui s’appelloit Philippot Mansel, qui n’étoit pas trop soucieux ; et demeurèrent avec lui environ soixante compagnons.

À ce temps avoit en la ville de la Rochelle un maieur durement aigu et soubtil en toutes ses choses, et bon François de courage, si comme il le montra ; car quand il vit que point fut, il ouvra de sa subtilité, et jà s’en étoit découvert à plusieurs bourgeois de la ville qui étoient de son accord. Bien savoit le dit maieur, qui s’appelloit sire Jean Caudourier[1], que cil Philippot qui étoit gardien du châtel, comment qu’il fût bon homme d’armes, n’étoit mie soucieux ni percevant, sans nulle mauvaise malice. Si le pria un jour au dîner de-lez lui, et aucuns bourgeois de la ville. Cil Philippot, qui n’y pensoit que tout bien, lui accorda et y vint. Ainçois que on s’assît au dîner, sire Jean Caudourier, qui étoit tout pourvu de son fait, et qui informé en avoit les compagnons, dit à Philippot : « J’ai reçu depuis hier, de par notre cher seigneur le roi d’Angleterre, des nouvelles qui bien vous touchent. » — « Et quelles sont-elles ? » répondit Philippot. Dit le maire : « Je les vous montrerai, et ferai lire en votre présence, car c’est bien raison. » Adonc alla-t-il en un coffre et prit une lettre toute ouverte, anciennement faite et scellée du grand scel du roi Édouard d’Angleterre, qui de rien ne touchoit à son fait, mais il l’y fit toucher par grand sens, et dit à Philippot ; « Veles-ci. » Lors lui montra le scel, auquel il s’apaisa assez, car moult bien le reconnut ; mais il ne savoit lire, pourtant fut-il déçu. Sire Jean Caudourier appela un clerc, que il avoit tout pourvu et avisé de son fait, et lui dit : « Lisez nous cette lettre. » Le clerc la prit, et lisit ce que point n’étoit en la lettre ; et parloit, en lisant, que le roi d’Angleterre commandoit au maieur la Rochelle que il fesist faire leur montre de tous hommes d’armes demeurans en la Rochelle, et l’en rescripsit le nombre par le porteur de ces lettres, car il le vouloit savoir ; et aussi de ceux du châtel, car il espéroit temprement à là venir et arriver.

Quand ces paroles furent toutes dites, ainsi que on lit une lettre, le maire appela le dit Phi-

  1. Il est nommé en effet Jean de Chaudrier dans l’Histoire de La Rochelle.