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LIVRE I. — PARTIE II.

Quand le duc de Berry et le duc de Bourbon, et aussi le duc de Bourgogne, qui s’étoient tenus moult longuement sur les marches d’Auvergne et de Limousin à plus de deux mille lances, entendirent ces nouvelles que cils de la Rochelle avoient bouté hors les Anglois de leur châtel, et le tenoient pour leur, si se avisèrent que ils se trairoient celle part pour voir et savoir quelle chose ils voudroient faire. Si se départirent de la marche où ils s’étoient tenus, et chevauchèrent devers Poitou le droit chemin pour venir à Poitiers devers le connétable. Si trouvèrent une ville en leur chemin en Poitou qu’on dit Saint-Maixent qui se tenoit Angloise ; car le château qui sied au dehors de la ville étoit en la gouvernance des Anglois. Sitôt que cils seigneurs et leurs routes furent venus devant la ville, cils de Saint Maixent se rendirent, saufs leurs corps et leurs biens ; mais le château ne se voult rendre, Donc le firent assaillir les dessus dits seigneurs moult efforcément, et là eut un jour tout entier grand assaut, et ne put ce jour être pris. À lendemain, de rechef ils vinrent assaillir si efforcément et de si grand’volonté que ils le prirent, et furent tous cils morts qui dedans étoient. Puis chevauchèrent les seigneurs outre, quand ils eurent ordonné gens de par eux pour garder la ville, et vinrent devant Mellé, et la prirent et la mirent en l’obéissance du roi de France ; et puis vinrent devant le châtel de Sivray. Cils de Sivray se tinrent deux jours, et puis se rendirent, saufs leurs corps et leurs biens. Ainsi les seigneurs en venant vers la ville de Poitiers, conquéroient villes et châteaux, et ne laissoient rien derrière eux qui ne demeurât en l’obéissance du roi de France ; et tant cheminèrent qu’ils vinrent à Poitiers, où ils furent reçus à grand’joie du connétable et de ses gens et de ceux de la cité.

Quand les trois ducs dessus nommés furent venus à Poitiers, et toutes leurs routes, qui se logèrent là environ sur le plat pays pour être mieux à leur aise, le duc de Berry eut conseil qu’il enverroit devers ceux de la Rochelle pour savoir quelle chose ils voudroient dire et faire ; car encore se tenoient si clos que nul n’entroit ni issoit en leur ville. Si envoya le dit duc certains hommes et messages pour traiter et savoir mieux leur entente. Les messages, de par le duc de Berry et le connétable, furent bellement reçus, et répondu que ils envoyeroient devers le roi de France ; et si le roi leur vouloit accorder ce qu’ils demandoient, ils demeureroient bons François ; mais ils prioient au duc de Berry et au connétable que ils ne se voulsissent mie avancer, ni leurs gens, pour eux porter nul dommage ni contraire jusques à tant qu’ils auroient mieux cause. Ce fut ce que les messages rapportèrent. Cette réponse plaisit assez bien au dessus dit duc de Berry et au connétable, mais ils se tinrent tout cois à Poitiers et sur la marche sans rien forfaire aux Rochelois. Et Yvain de Galles par mer aussi les tenoit pour assiégés, comment que il ne leur fit nul contraire.

Or vous dirai de l’état des Rochelois et sur quel point et article ils se fondèrent et persévérèrent. Tout premièrement, ils envoyèrent douze de leurs bourgeois des plus suffisans et notables à Paris, devers le roi de France, sur bon sauf-conduit que ils eurent du roi, allant et venant, ainçois que ils se partissent de la Rochelle. Le roi, qui les désiroit à avoir à amis et pour ses obéissans, les reçut liement, et ouït volontiers toutes leurs requêtes qui furent telles que je vous dirai. Cils de la Rochelle vouloient tout premièrement, ainçois que ils se mesissent en l’obéissance du roi, que le château de la Rochelle fût abattu ; et après ils vouloient que le roi de France, pour toujours mais, il et ses hoirs, les tînt comme de son droit domaine de la couronne de France, et jamais n’en fussent éloignés pour paix, pour accord, pour mariage, ni pour alliance quelconque que il eût au roi d’Angleterre ni autre seigneur. Tiercement ils vouloient que le roi de France fît là forger florins et monnoie, de tel prix et alloi sans nulle exception que on forgeoit à Paris. Quartement ils vouloient que nul roi de France, ses hoirs ni ses successeurs, ne pussent mettre ni asseoir sur eux ni sur leurs masuyers, taille, subside, gabelle, imposition ni fouage, ni chose qui ressemblât, si ils ne l’accordoient ou donnoient de grâce. Quintement ils vouloient et requéroient que le roi les fit absoudre et dispenser de leur foi et sermens qu’ils avoient juré et promis au roi d’Angleterre, laquelle chose leur étoit un grand préjudice à l’âme, et s’ensentoient grandement chargés en conscience : pourtant ils vouloient que le roi, à ses dépens, leur impétrât du saint père le pape absolution et dispensation de tous ces forfaits.