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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

il avoit grand doute ; et aussi avoient tous les Picards, les Anglois et les François desquels il y avoit bien trois cents lances.

Or vinrent nouvelles en l’ost que le duc d’Osteriche se vouloit accorder et composer au seigneur de Coucy, et lui vouloit donner une moult belle terre qui vaut bien vingt mille francs par an, que on clame la comté de Buir ; et voirement en furent-ils aucuns traités, mais ils ne continuèrent point ; car ce sembloient au seigneur de Coucy et à son conseil trop petites offres[1].

Quand le sire de Coucy vit que ces gens que il avoit là amenés ne voudroient aller plus avant, et qu’ils ne faisoient que se répandre à la traverse du pays, si fut durement merencolieux ; et s’avisa de soi-même, comme sage et imaginatif chevalier, que ces Compagnies le pourroient déshonorer, car si de force ils le prenoient ils le pourroient délivrer au duc d’Osteriche et vendre pour la cause de leurs sauldées ; car voirement demandoient-ils argent sur le temps avenir, si il vouloit que ils allassent plus avant ; et si ainsi étoit que ils le délivrassent par celle manière aux Allemands, jamais ne s’en verroit délivré. Si eut conseil secret à aucuns de ses amis, à trop de gens ne fut ce pas, que il s’embleroit d’eux et se mettroit au retour. Tout ainsi que il le pensa et imagina il le fit ; et se partît de nuit en habit deconnu, et chevaucha lui troisième tant seulement. Toutes manières de gens d’armes et de Bretons et ses gens aussi, excepté cinq ou six, cuidoient qu’il fût encore en son logis ; et il étoit jà éloigné et hors du péril bien deux journées, et ne tenoit nul droit chemin ; mais il fit tant qu’il s’en revint en France. Si fut durement le roi de France émerveillé, aussi furent le duc d’Anjou, le duc de Berry et le duc de Bourgogne, quand ils se virent en ce parti que le seigneur de Coucy revenu, et ils le cuidoient en Osteriche : ce leur sembla un droit fantôme ; et lui demandèrent de ses besognes comment il en alloit, et du duc d’Osteriche, son cousin, quel chère il lui avoit faite. Le sire de Coucy, qui ne fut mie ébahi de remontrer son affaire, car il étoit richement enlangagé et avoit excusance véritable, si fit connoître au roi et à ces ducs toute vérité ; et leur conta de point en point l’état des Compagnies, et comment ils s’étoient maintenus et quel chose ils avoient répondu ; et tant fit, et de voir, qu’il demeura sur son droit, et les Compagnies en leur tort et blâme ; et se tint en France dalez le roi et ses frères. Et tantôt après Pâques il eut congé du roi de France d’aller l’hiver en Angleterre et d’y mener sa femme, la fille du roi d’Angleterre ; et eut adonc aucuns traités secrets entre lui et le roi de France, qui ne furent mie sitôt ouverts ; et fut adonc regardé en France des plus sages que c’étoit un sire de grand’prudence et bien taillé de traiter paix et accord entre les deux rois, et que on n’avoit vu en lui fors que tout bien et toute loyauté. Si lui fut dit : « Sire de Coucy, c’est l’intention du roi et de son conseil que vous demeuriez dalez nous en France ; si nous y aiderez à conseiller et à traiter devers ces Anglois, et encore vous prions-nous que en ce voyage que vous ferez couvertement et sagement, ainsi que bien faire saurez, vous substanciez du roi d’Angleterre et de son conseil sur quel état on pourroit trouver paix ni accord entre eux et nous. » Le sire de Coucy leur eut ainsi en convent. Si se appareilla du plus tôt qu’il put et partit de France, et madame sa femme, et tout leur arroy. Si exploitèrent tant que ils vinrent en Angleterre.

Or parlons de ces Compagnies qui se tinrent pour trop déçus quand ils sçurent que le sire de Coucy leur étoit échappé et retourné en France. Si disoient les aucuns qu’il avoit bien fait, et les autres disoient qu’il s’étoit fait et porté grand blâme. Si se mirent au retour et retournèrent en France, en ce bon pays, que ils ne appeloient mie Osteriche, mais leur chambre[2]. Quand le sire de Coucy eut été une espace en Angleterre dalez le roi son grand seigneur, qui lui fit bonne chère et à sa fille aussi, et il eut visité le prince de Galles, qui gisoit malade à Londres en mains de surgiens et de médecins, et aussi visité ses autres frères le duc

  1. Enguerrand finit par conclure, le 13 janvier 1376, la paix avec le duc d’Autriche, qui lui céda les villes et seigneuries de Niddau et de Buren, à condition qu’il renoncerait à ses prétentions.
  2. Ces bandes ayant pénétré dans l’Argovie, Zurich et Berne, dont les frontières étaient menacées, coururent aux armes. Trois mille chevaliers qui s’étaient portés dans le bois de Buttisbolz, furent complètement défaits par six cents paysans de l’Entlibouch. Repoussés par les braves Suisses, les bandes de routiers repassèrent le Jura pour retourner en Alsace et en France. (Zchokke, Histoire de la nation suisse, p. 85.)