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LIVRE I. — PARTIE II.

roit bien et hautement. Le captal répondit que jà, s’il plaisoit à Dieu, il ne feroit ce marché ; et puis remontroit courtoisement aux chevaliers qui le venoient voir que on ne lui faisoit mie le droit d’armes, quand par bataille pris étoit en servant loyaument son seigneur, ainsi que tous chevaliers doivent faire, et on ne le vouloit mettre à finance ; et que ce on voulsist remontrer au roi de France, que on ne lui faisoit mie la chose pareille que le roi d’Angleterre et ses enfans avoient du temps passé fait à ses gens, tant à monseigneur Bertran du Guesclin que aux autres les plus notables de tout le royaume de France, qui n’étoient mie morts en prison, ainsi que on lui faisoit mourir et perdre son temps vilainement. Les chevaliers de France qui le venoient voir, au voir dire en avoient grand’pitié ; et disoient bien que il remontroit raison. Et par espécial l’écuyer qui pris l’avoit, qui s’appeloit Pierre de Longvillers, qui étoit moult appert homme d’armes, et qui n’en avoit eu pour sa prise que douze cents francs, disoit bien que on faisoit tort au captal quand on ne le mettoit à finance courtoise selon son état ; et en avoit tel pitié où il en oyoit parler, et comment il faisoit ses regrets, que il eût voulu que oncques ne l’eût pris. Si fut en espécialité remontré au roi de France, et prié par plusieurs chevaliers et bonnes gens de son royaume que il voulsist être plus doux au captal que il n’avoit été ; car par droit d’armes toutes gens disoient que on lui faisoit tort. Adonc se rafrena un petit le roi, et demanda quelle grâce on voudroit que on lui fit. Le sire de Coucy, si comme je fus adonc informé, y trouva adonc un moyen, et dit : « Sire, si vous le faisiez jurer que jamais ne s’armât contre le royaume de France, vous le pourriez bien délivrer, et si feriez votre honneur. » — « Et nous le voulons, dit le roi, mais qu’il le veuille. » Adonc fut demandé à monseigneur le captal si il se voudroit obliger en cette composition. Le captal répondit qu’il en auroit avis. En ce temps qu’il s’en devoit aviser, tant de merancolies et d’abusions le prirent et aherdirent de tous lez que il entra en une frenesie et ne vouloit ni boire ni manger ; si affoiblit du corps durement, et entra en une langueur qui le mena jusques à la mort. Ainsi mourut prisonnier, après cinq ans d’étroite garde, le captal de Buch. Si lui fit faire le roi de France son obsèque moult honorablement, et ensevelir, pour le bien et pour la vaillance dudit captal ; et aussi il étoit du sang et du lignage du roi, du côté du comte de Foix et d’Arragon, par quoi il y étoit plus tenu.

Assez tôt après la mort dudit captal, qui tant avoit été preux chevalier, si accoucha la roine de France d’une fille qui fut nommée Catherine. En celle gésine prit la roine une maladie dont elle mourut[1]. Cette roine, qui avoit été pleine de moult bonnes mœurs, fut fille au gentil duc de Bourbon, qui mourut en la bataille de Poitiers. Si fit-on son obsèque en l’abbaye de Saint-Denis, où elle fut sépulturée moult solennellelement ; et y furent priés tous les nobles et prélats de France, voire ceux des marches prochaines de Paris.


CHAPITRE CCCXCIII.


Comment les François prirent et recouvrèrent le château d’Ardre et plusieurs forteresses et châteaux à l’encontre de Calais.


En celle saison que cette guerre de France et d’Angleterre fut renouvelée, et messire Jean de Vienne, si comme ci-dessus est dit, courut et ardit en Angleterre, et qu’il eut été devant Calais et qu’il se fut retrait en Normandie, messire Hue de Cavrelée, capitaine de Calais, et le sire de Gommignies, capitaine de Ardre, avec leurs gens couroient souvent sur le pays devant Saint-Omer, devant Therouane, en la comté de Saint-Pol, en la comté d’Artois et de Boulogne ; ni rien ne demeuroit dehors les forteresses que tout ne fût pris et pillé et amené en leurs garnisons ; de quoi les plaintes en étoient venues et venoient encore tous les jours au roi de France. Le roi, à qui ces choses déplaisoient, et qui vouloit obvier à ce, s’en conseilla à aucuns de son royaume comment on pourroit à ces garnisons angloises étant en la marche d’Artois et de Calais, porter contraire. On lui dit que la bastide d’Ardre étoit bien prenable, mais que on y allât chaudement, sans ce que ceux de Calais en sçussent rien ; car on avoit entendu, par aucuns capitaines et compagnons de la garnison qui s’en étoient découverts, que elle n’étoit point bien pourvue d’artillerie ; car le sire de Gommignies, qui capitaine en avoit été et étoit, en avoit été moult négligent. Ces paroles plaisirent moult bien au roi,

  1. Elle mourut le 6 février 1377–1378.