Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/783

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion
[1377]
715
LIVRE I. — PARTIE II.

du Lay : « Nous ne la rendrons pas ainsi, non. Pensez-vous que nous soyons déconfits, pour ce que vous êtes ci venus grand’foison de gens d’armes ? Dites au duc de Bourgogne que il ne l’aura pas si légèrement qu’il cuide. » Adonc répondit le sire de Hangest : « Sachez que si vous êtes pris par force, ainsi que vous serez, il n’est mie de doute, si nous vous assaillons, il n’y aura homme nul pris à merci ; car je l’ai ainsi ouï dire à monseigneur le duc de Bourgogne. » À ces paroles retourna le sire de Hangest.

Je vous vueil recorder comment cils d’Ardre finèrent. Là étoit en l’ost le sire de Raineval, cousin germain au seigneur de Gommignies, qui savoit en partie l’intention du duc. Si s’avança de venir vers son cousin, et fit tant qu’il y eut asségurances d’eux deux, et parlementèrent dedans la ville d’Ardre moult longuement ensemble ; et là remontra le sire de Raineval au seigneur de Gommignies, en grand’espécialité et fiance de lignage, comment le duc et tous cils de l’ost le menaçoient et ses gens aussi, non pas pour prendre à rançon, si par force étoient conquis, mais de tous faire mourir sans merci. Si lui prioit qu’il se voulsist aviser et laisser conseiller, et rendre la forteresse ; si s’en partiroient, il et ses gens, sauvement, et si istroit de grand péril ; car confort ni secours ne leur apparoit de nul côté.

Tant le prêcha et sermonna que, sur asségurances, il l’amena parler au duc de Bourgogne et au seigneur de Cliçon, Là entrèrent en traités ; et n’en voult adonc le sire de Gommignies rien avoir en convent, sans le sçu de ses compagnons. Si retourna dedans Ardre ; et remontra aux compagnons, chevaliers et écuyers, qui là étoient, toutes les paroles et raisons de quoi on l’avoit asséguré, et comment on les menaçoit : si vouloit savoir quelle chose ils en diroient. Les aucuns lui conseilloient du rendre, et les autres non ; et furent plus de deux jours en fait contraire ; et disoient bien les aucuns que ils se porteroient trop grand blâme, s’ils se rendoient si légèrement sans être assaillis, et que jamais ne seroient en nulle place crus ni honorés. Le sire de Gommignies leur répondoit, que il avoit ouï jurer moult espécialement le duc de Bourgogne que, si on alloit jusques à l’assaillir, jamais à eux rendre ni la forteresse ils ne viendroient à tant que ils ne fussent tous morts, si de force ils étoient pris : « Et vous sçavez, seigneurs, que céans n’a point d’artillerie qui ne fût tantôt enlevée. » Là disoient les compagnons : « Sire, vous en avez mal soigné, c’est par votre négligence. »

Adonc s’excusoit le sire de Gommignies, et disoit que ce n’étoit mie sa coulpe mais celle du roi d’Angleterre, le roi Édouard, et de son conseil ; car il leur avoit bien dit et démontré en celle année plusieurs fois : « Et si de ce ils ont négligé, ce n’est mie ma coulpe, mais la leur ; et m’en voudrois bien excuser par eux. » Que vous ferois-je long parlement de cette aventure ? Tant fut traité et pourparlé, parmi l’aide et pourchas du seigneur de Raineval, qu’il fit tant que Ardre se rendit ; et s’en partirent ceux qui partir vouldrent, et espéciaument les quatre chevaliers et tous les compagnons soudoiers ; et furent conduits jusques à Calais, de monseigneur Gauvinet de Bailleul. Si demeurèrent cils de la nation de la ville sans rien perdre du leur ; et en prirent les François la saisine et possession, le sire de Cliçon et le maréchal de France. Si furent moult réjouis les François et tout le pays de la prise d’Ardre.


CHAPITRE CCCXCIV.


Des autres forteresses d’entour Calais qui furent prises par le duc de Bourgogne, et du sire de Gommignies qui alla s’excuser en Angleterre de la prise d’Ardre ; et comment le roi de France fit remparer toutes les forteresses de ce lez.


Le propre jour que Ardre se rendit[1], tout chaudement s’en vinrent quatre cents lances devant un autre petit fort, que on dit la Planche, où il y avoit Anglois qui le gardoient. Si furent environnés de ces gens d’armes ; et leur fut dit qu’ils ne savoient que faire de tenir, car Ardre s’étoit rendue ; et fussent tout ségurs, que s’ils se faisoient assaillir, ils seroient tous morts sans merci. Quand cils de la Planche ouïrent ces nouvelles, si furent tout ébahis, et se conseillèrent entre eux, et regardèrent que ils n’étoient que un petit de compagnons, et n’avoient mie trop forte place ; si valoit mieux que ils se rendissent, sauves leurs vies, puisque Ardre étoit rendue, que ils fissent pire marché. Si rendirent la forteresse, sauve leur vie et le leur, et furent conduits outre parmi ce traité, pour le

  1. Ardres se rendit aux Français le 7 de septembre 1377, suivant les Chroniques de France.