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LIVRE I. — PARTIE II.

On perd bien par fait de guerre plus grand chose que ne soit Ardre, Balinghehem ni Odruick ; et remontrez votre excusance de bonne façon ; car vous aurez assez à faire à vous excuser contre le pays, car toutes gens ne savent mie comment en tel parti d’armes on se peut ni doit maintenir : si en parlent les aucuns telle fois plus largement qu’à eux n’appartienne. »

Le sire de Gommignies retint en grand bien tout ce que messire de Cavrelée lui dit, et ordonna ses besognes pour passer outre en Angleterre ; et renvoya monseigneur Guillaume son fils, le seigneur de Vertaing, et son frère monseigneur Jacques du Sart et tous les compagnons de Hainaut, qui retournèrent simples et courroucés, ainsi que gens qui ont perdu leur saison pour un grand temps ; et le sire de Gommignies passa outre en Angleterre. Si se remontra au duc et au conseil du roi. Si lui fut bien dit à ce commencement que il avoit mal exploité, et fut grandement mal acccueilli de ceux de Londres, de la communauté, qui ne considéroient mie toutes choses ainsi que elles peuvent avenir ; mais le duc de Lancastre lui aida ses excusances à porter outre ; et demeura le sire de Gommignies sur son droit ; car on trouva bien que du rendage d’Ardre il n’avoit reçu ni or ni argent, et que tout ce que il en fit, ce fut par composition et traité pour eschiver plus grand dommage pour lui et pour ses compagnons. Or vous parlerons-nous du duc de Bourgogne comment il persévéra.

Quand le duc de Bourgogne eut fait cette chevauchée en la marche de Picardie, en celle saison, qui fut moult honorable pour lui et profitable pour les François de la frontière d’Artois et de Saint-Omer, il ordonna en chacun de ces châteaux, dont il tenoit la possession, capitaines et gens d’armes pour le tenir ; et par espécial en la ville d’Ardre, il y établit à demeurer le vicomte de Meaux et le seigneur de Sempy. Cils le firent remparer et fortifier malement, comment que elle fût forte assez devant.

Le roi de France, qui de ces nouvelles fut trop grandement réjoui, et qui tint à belle et bonne cette chevauchée, envoya tantôt ses lettres à ceux de Saint-Omer, et commanda que la ville d’Ardre fût bien garnie et pourvue de toutes pourvéances largement et grandement. Tout fut fait ainsi que il le commanda. Si se défit cette chevauchée, mais le sire de Cliçon et les Bretons ne dérompirent point leur route, mais retournèrent du plus tôt qu’ils purent vers Bretagne ; car nouvelles étoient venues au seigneur de Cliçon et aux Bretons, eux étant devant Ardre, que Janekins le Clercq, un écuyer d’Angleterre, et bon homme d’armes étoit d’Angleterre issu et venu en Bretagne, et mis les bastides devant Brest. Pourquoi les Bretons retournèrent du plus tôt qu’ils purent, et emmenèrent messire Jacques de Werchin, le sénéchal de Hainaut, avec eux. Et le duc de Bourgogne s’en retourna en France de-lez le roi son frère.

En ce temps se faisoit une grande assemblée de gens d’armes en la marche de Bordeaux, au mandement du duc d’Anjou et du connétable, car ils avoient une journée arrêtée contre les Gascons et Anglois, de laquelle je parlerai plus à plein quand j’en serai informé plus véritablement.


CHAPITRE CCCXCV.


Comment la guerre recommença entre le roi de France et le roi de Navarre ; et comment cil perdit la comté d’Évreux fors Cherbourg, qui fut assiégé des François ; et de la chevauchée que le duc de Lancastre fit en Bretagne.


Vous avez ouï recorder ci-dessus la paix faite du roi de Navarre à Vernon, et comment il laissa ses deux fils de-lez leur oncle le roi de France. Depuis fut une soupçon avisée sur un écuyer, qui étoit en l’hôtel du roi de France de par le roi de Navarre avec les dits enfans, et fut cet écuyer nommé Jacques de Rue, et sur un clerc grand maître, qui étoit du conseil du roi de Navarre et grand gouverneur en la comté d’Évreux, et avoit nom maître Pierre du Tertre, lesquels furent cruellement justiciés à Paris ; et avant reconnurent devant le peuple qu’ils avoient voulu empoisonner le roi de France[1]. Adonc le roi de France mit sus grands gens d’armes dont il fit chef le connétable, avec lui le seigneur de la Rivière et plusieurs barons et chevaliers, lesquels descendirent en Normandie devant les forteresses du roi de Navarre, qui étoient belles, nobles et bien garnies, et mirent le siége devant une belle forteresse appelée le Pont-Audemer. Et avoient les François grands engins et plusieurs canons et grands habillements d’assaut,

  1. Sur le procès de Jacques de Rue et de du Tertre, et leur condamnation, voyez les Mémoires de Charles-le-Mauvais.