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LIVRE I. — PARTIE I.

lier et sa femme moult liemment ; et la tint toute aise selon son état, et tant que la roine d’Angleterre et son fils en aima depuis le chevalier et la dame à toujours et les enfans qui d’eux naquirent, et les avança en plusieurs manières.


CHAPITRE XIII.


Comment messire de Hainaut vint à Buignicourt à l’encontre de la roine d’Angleterre.


La venue de la roine d’Angleterre, qui descendoit en Hainaut, étoit bien sçue en l’hôtel du bon comte Guillaume de Hainaut, qui lors se tenoit à Valenciennes, et messire Jean de Hainaut son frère ; et sçut le dit messire Jean l’heure qu’elle vint en l’hôtel monseigneur d’Aubrecicourt. Il, qui étoit moult honorable, jeune et désirant d’acquérir honneur et prix, monta erraument à cheval, et se partit à privée menée de Valenciennes, et vint ce soir à Buignicourt ; et fit à la roine d’Angleterre toute l’honneur et révérence qu’il pût, car bien le savoit faire.

La dame, qui étoit moult triste et moult égarée, lui commença à conter en pleurant moult piteusement ses douleurs et ses mésavenues : comment elle étoit déchassée d’Angleterre, et son fils, et venue en France sur l’espoir et fiance de son frère le roi ; et comment elle cuidoit être pourvue de gens d’armes de France, par la bonne volonté et conseil de son frère, pour aller plus puissamment et emmener son fils en son royaume, si comme ses amis d’Angleterre lui avoient mandé ; et comment son frère fut tellement conseillé depuis, comme vous avez ouï ; et lui conta comment et à quel meschef elle étoit là affuie atout son fils, comme celle qui ne savoit à qui ni en quel pays trouver confort ni soutenance.


CHAPITRE XIV.


Comment messire Jean de Hainaut promit à la roine d’Angleterre qu’il ne lui fauldra jusques à mourir.


Et quand le gentil chevalier, messire Jean de Hainaut, eut ouï complaindre la roine si tendrement, et que toute fondoit en larmes et en pleurs, si en eut grand’pitié ; et commença à larmoyer, et dit ainsi à la dame : « Certes, dame, voyez ci votre chevalier qui ne vous fauldroit pour mourir, si tout le monde vous failloit ; ains ferai tout mon pouvoir de vous et de monseigneur votre fils conduire, et de vous et lui remettre en votre état en Angleterre, à l’aide de vos amis qui delà la mer sont, ainsi que vous dites ; et je, et tous ceux que je pourrai prier, y mettrons les vies ; et aurons gens d’armes assez, s’il plaît à Dieu, sans le danger du roi de France. »

Et quand la dame l’eut ouï parler une si haute parole et si réconfortant ses besognes, elle qui séoit, et messire Jean devant elle, se dressa en estant, et se voulut agenouiller, de la grand’joîe qu’elle avoit, pour l’amour et grand’grâce que le vaillant chevalier lui offroit. Mais le gentil sire de Beaumont ne l’eut jamais souffert ; ains se leva moult appertement, et prit la noble dame entre ses bras, et dit : « Ne plaise jà à Dieu que la roine d’Angleterre fasse ce, ni ait empensé de faire ; mais, dame, confortez-vous, et votre gentil fils aussi, car je vous tiendrai ma promesse. Vous viendrez voir monseigneur mon frère et madame la comtesse de Hainaut et leurs beaux enfans qui vous recevront à grand’joie, car je leur en ai jà ouï parler. » Et la dame lui octroie et dit : « Sire, je trouve en vous plus de confort et d’amour qu’en tout le monde. Et de ce que vous me dites et offrez, cinq cent mille mercis. Si vous me voulez faire ce que vous me promettez par votre courtoisie, je demeurerai votre serve, et mon fils votre serf à toujours, et mettrons tout le royaume à votre abandon, et à bon droit. »

Lors répondit le gentil chevalier messire Jean de Hainaut, qui étoit en la fleur de son âge : « Certes, ma très chère dame, si je ne le voulois faire, je ne le vous promettrois mie ; mais je le vous ai promis, si ne vous en fauldrai mie pour rien qui puisse avenir ; mieux aimerois à mourir. »

Après ce parlement, quand ainsi fut accordé, messire Jean de Hainaut prit congé pour ce soir à la roine et à son fils, et aux autres seigneurs d’Angleterre qui là étoient, et s’en revint à Denain. Là se herbergea en l’abbaye cette nuit, et lendemain, après messe et boire, monta à cheval et s’en revint devers la roine qui à grand’joie le reçut ; et jà avoit dîné, et jà l’avoit désiré ; et éloit toute appareillée de monter quand messire Jean de Hainaut vint.

    Obrecicourt, Auberchicourt, etc., paraissent avoir pris leur nom du village d’Aubercicourt au comté d’Ostrevant, à une lieue de Bouchain : c’est même dans ce village que les imprimés et plusieurs manuscrits font arriver la reine d’Angleterre. Le sire d’Aubercicourt dont il est ici question s’appelait Eustache.