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LIVRE I. — PARTIE I.

Neuf-Chastel sur Tyne n’en surent nouvelles, ce disoient ; car entre Cardueil et Neuf-Chastel peut bien avoir environ vingt quatre lieues anglesches. Mais pour mieux savoir la manière des Escots, je me tairai un petit des Anglois, et deviserai aucune chose de la manière des Escots et comment ils scevent guerroyer.


CHAPITRE XXXIV.


Comment les Escots se gouvernent et maintiennent quand ils sont en guerre.


Les Escots sont durs et hardis et fort travaillans en armes et en guerre ; et à ce temps là ils aimoient et prisoient assez peu les Anglois, et encore font-ils à présent ; et quand ils veulent entrer au royaume d’Angleterre ils mènent bien leur ost vingt ou vingt quatre lieues loin, que de jour que de nuit, de quoi moult de gens se pourroient émerveiller, qui ne sauroient leur coutume.

Certain est que, quand ils veulent entrer en Angleterre, ils sont tous à cheval les uns et les autres, excepté la ribaudaille[1] qui les suit à pied ; c’est à savoir, sont les chevaliers et écuyers bien montés sur bons gros roncins, et les autres communes gens du pays sur petites haquenées[2]. Et si ne mènent point de charroi, pour les diverses montagnes qu’ils ont à passer parmi ce pays dessus dit, qu’on appelle Northonbreîande : et si ne mènent nulles pourvéances de pain ni de vin ; car leur usage est tel en guerre et leur sobriété qu’ils se passent bien assez longuement de chair cuite à moitié, sans pain, et de boire yaue de rivière, sans vin ; et si n’ont que faire de chaudières ni de chaudrons, car ils cuisent bien leur chair au cuir des bêtes mêmes, quand ils les ont écorchées ; et si savent bien qu’ils trouveront bêtes à grand’foison au pays là où ils veulent aller : par quoi ils n’emportent autre pourvéance, fors que chacun emporte entre la selle et le panneau une grande plate pierre, et trousse derrière lui une besace pleine de farine, en cette entente que : quand ils ont tant mangé de chairs malcuites que leur estomac leur semble être vuit et affoibli, ils jettent cette pierre au feu et détrempent un peu de leur farine et d’eau ; et quand leur pierre est échauffée, ils jettent de cette claire pâte sur cette chaude pierre, et en font un petit tourtel, en manière d’une oublie de béguine, et le mangent pour reconforter leur estomac. Par quoi ce n’est point de merveille s’ils font plus grands journées que autres gens, quand tous sont à cheval hormis la ribaudaille, et si ne mènent point de charroi ni autres pourvéances, fors ce que vous avez ouï.

En tel point étoient eux entrés en celui pays dessusdit. Si le gâtoient et ardoient ; et trouvoient tant de bêtes qu’ils n’en savoient que faire ; et avoient bien trois mille armures de fer, chevaliers et écuyers, montés sur bons roncins et bons coursiers, et vingt mille hommes armés à leur guise, apperts et hardis, montés sur petites haquenées qui ne sont ni liées ni étrillées ; mais les envoie-t-on tantôt paître qu’on est descendu en prés, en terre et en bruyères. Et si avoient deux très bons capitaines, car le roi Robert d’Escosse, qui étoit moult preux, étoit adonc vieux et chargé de la grosse maladie[3] : si leur avoit donné à capitaine un moult gentil prince et vaillant en armes, c’est à savoir, le comte de Moret qui portoit un écu d’argent à trois oreillers de gueules, et messire Guillaume[4] de Douglas qu’on tenoit pour le plus hardi et le plus entreprenant de tous les deux pays ; et portoit un écu d’azur à un chef d’argent et trois étoiles de gueule en l’argent. Et étoient ces deux seigneurs les plus hauts barons et les plus puissans de tout le royaume d’Escosse, et les plus renommés en beaux faits d’armes et en grands prouesses. Or veux-je revenir à notre matière.


CHAPITRE XXXV.


Comment les Anglois se mirent en trois batailles pour cuider combattre les Escots qui tout ardoient ; mais ils ne les purent aconsuir.


Quand le roi anglois et tout son ost eurent vu les fumières des Escots, si comme dit est devant, ils sçurent bien que c’étoit les Escots qui entrés étoient en leur pays. Si

  1. On appelait ribaudaille ou ribaux les troupes légères, les enfans perdus, les goujats ou valets d’armée : ces mots furent ensuite employés pour désigner les fainéans, les libertins et les mauvais sujets de toute espèce.
  2. Ces sortes de petits chevaux ont conservé le nom de Galloways du pays qui les produit.
  3. La lèpre.
  4. Froissart se trompe sur le nom de ce capitaine : les historiens anglais l’appellent, avec raison, Jacques de Douglas. On ne trouve à cette époque, dans la maison de Douglas, aucun individu du nom de Guillaume en état de porter les armes.