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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

geurs. Ce propre jour chevauchoient les gens du duc de Bourgogne, environ trente lances ; et venoient d’Arras à Saint-Quentin, car là étoit le duc de Bourgogne. Messire Thomas Trivet, messire Yon Fit-Waren, le sire de Wertaing, messire Guillaume Clinton, qui étoient en l’avant-garde avec les fourrageurs, ainsi qu’ils venoient à Farvaques pour prendre les logis, ils encontrèrent ces Bourguignons. Là convint-il avoir hutin, et y eut bataille ; mais elle ne dura pas longuement, car iceux Bourguignons furent tantôt éparpillés, les uns çà, les autres là ; et se sauva qui sauver se pot. Toutefois messire Jean de Mornay ne se sauva pas, mais demeura sur la place en bon convenant, son pennon devant lui ; et combattit ce que durer pot moult vaillamment ; mais finablement il fût pris, et dix hommes d’armes en sa compagnie ; et soupèrent celle nuit dedans les logis des compagnons, à Fon-Some[1] à deux lieues de Saint-Quentin, et ils cuidoient au dîner souper à Saint-Quentin. Ainsi va des aventures.

Lendemain au matin, quand le comte de Bouquinghen et les seigneurs eurent ouï messe en l’abbaye de Farvaques[2], et ils eurent mangé et bu un coup, si se ordonnèrent et appareillèrent, et mirent au chemin pour venir vers Saint-Quentin, en laquelle ville avoit grand’foison de gens d’armes, mais point n’issirent. Si y eut aucuns coureurs anglois qui allèrent courir jusques aux barrières et escarmoucher ; mais tantôt s’en partirent, car tout l’ost passa outre sans s’arrêter, et vint ce soir loger à Origny Sainte-Benoite et dedans les villages d’environ. En la ville d’Origny a une moult belle abbaye de dames[3]. Pour ce temps en étoit abbesse la tante du seigneur de Vertaing, qui étoit en l’avant-garde. À la prière de lui, l’abbaye et toute la ville fut sauvée d’ardoir et piller, et se logea le comte en l’abbaye ; mais ce soir et toute la nuit en suivant il y eut à Ribeumont[4], qui est moult près de là, grand’escarmouche d’Anglois et de François ; et en y eut des morts et des blessés d’une partie et d’autre. Au matin on se délogea d’Origny ; et s’en vint l’ost loger ce jour à Cressy sur Selle, et là logea un jour tout entier. Et au délogement on passa la rivière de Selle, et vint-on loger devant la cité de Laon ; et passa l’ost à Vaux dessous Laon, et y eut escarmouche des fourrageurs de l’avant-garde à Bruyères ; et vint ce jour loger l’ost à Sissone, et au lendemain passa l’ost la rivière d’Aine au Pont à Vaire, et vinrent loger à Hermonville et à Cormissi, à quatre lieues de la cité de Reims. Et vous dis qu’en ce chemin faisant, quoi qu’ils fassent en bon pays, gras et plantureux de vins et de vivres, ils ne trouvoient rien, car les gens avoient tout retrait dedans les bonnes villes et dedans les forts, et avoit le roi de France abandonné aux gendarmes de son pays tout ce qu’ils trouveroient au plat pays. Si eurent par plusieurs fois les Anglois grand’souffrance, et espécialement de chairs ; quand ils vinrent en la marche de Reims, n’avoient ils nulles. Si eurent avis, à leur délogement de Hermonville et de Cormissi, que ils enverroient un héraut à Reims pour traiter devers les bons hommes du plat pays qui là étoient retraits et devers les bourgeois de Reims qui avoient le leur aux villages, qu’ils leur voulsissent envoyer une quantité de bêtes, de pains et de vins, ou ils arderoient le plat pays. Cil avis fut tenu ; et envoyèrent un héraut à Reims, qui leur remontra toutes ces choses. Ils répondirent généralement qu’ils n’en feroient rien, et qu’ils fissent ce que bon leur sembleroit. Quand les Anglois ouïrent cette réponse, si furent courroucés. Lors envoyèrent ils tous leurs coureurs par les villages, et ardirent en une empainte[5] plus de soixante en la marche de Reims. Encore de rechef les Anglois sçurent que ceux de Reims avoient en leurs fossés mis à sauf garant toutes leurs blanches bêtes, qui là se quatissoient et paissoient : de ces nouvelles furent-ils moult réjouis ; et dirent ceux de l’avant-garde : « Allons, allons ! on se doit aventurer pour son vivre. » Lors s’en vinrent tous ceux de l’avant-garde chevauchant jusques

  1. En latin, fons Suminæ ou fons Summæ, à cause de sa situation à la source de la rivière de Somme.
  2. L’abbaye de Fervaques, de religieuses de l’ordre de Citeaux, était autrefois située à la source de la rivière de Somme, à deux lieues de Saint-Quentin. Elle fut transférée dans la ville de Saint-Quentin dans le dix-septième siècle. Elle portait dans l’origine le nom d’abbaye de Fonsomme.
  3. Autrefois abbaye de Bénédictines du diocèse de Laon, entre Ribemont et Saint-Quentin.
  4. Petite ville de Picardie, à quatre lieues de Saint-Quentin et de Crécy-sur-Serre.
  5. Expédition de guerre pour ravager un pays.