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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

fût en nulle doute, car aussi ne feroient ils, quelque semblant ni quelque traité qu’ils eussent envers leur seigneur : mais ils vouloient, si les Anglois approchoient, que on leur envoyât gens d’armes pour tenir la ville et les bonnes gens contre leurs ennemis. Et de ce faire étoit le roi de France en grand’volontés et l’avoit rechargé à son conseil. De tous ces traités étoit ainsi que tout maître et souverain messire Jean de Bueil, de par le duc d’Anjou qui se tenoit à Angers. Le duc de Bourgogne se tenoit en la cité du Mans ; et là environ, ès forts et ès châteaux, se tenoient les seigneurs, le duc de Bourbon, le duc de Bar, le sire de Coucy, le comte d’Eu, le duc de Lorraine, et tant de gens que ils étoient plus de six mille hommes d’armes ; et disoîent bien entre eux que, voulsist ou non le roi, ils combattroient les Anglois ainçois qu’ils eussent passé la rivière de Sartre qui départ le Maine et Anjou.

En ce temps prit une maladie au roi de France, dont il principaument et tous ceux qui l’aimoïent furent moult ébahis et déconfortés ; car ou n’y véoit point de retour ni de remède que il ne lui convenist dedans briefs jours passer outre et mourir. Et bien en avoit il même la connoissance, aussi avoient ses cirurgiens et médecins ; et vous dirai comment et pourquoi. Vérité fut, selon la fame qui couroit, que le roi de Navarre, du temps qu’il se tenoit en Normandie et que le roi de France étoit duc de Normandie, il le voult faire empoisonner ; et reçut le roi de France le venin ; et fut si avant mené que tous les cheveux de la tête lui churent, et tous les ongles des pieds et des mains, et devint aussi sec qu’un bâton, et n’y trouvoit-on point de remède. Son oncle, l’empereur de Rome, ouït parler de sa maladie ; si lui envoya tantôt et sans délai un maître médecin qu’il avoit de-lez lui, le meilleur maître et le plus grand en science qui fût en ce temps au monde, ni que on sçût ni connût, et bien le véoit-on par ses œuvres. Quand ce maître médecin fut venu en France de-lez le roi, qui lors étoit duc de Normandie, et il ot la connoissance de sa maladie, il dit qu’il étoit empoisonné et en grand péril de mort. Si fit adonc en ce temps de celui qui puis fut le roi de France, la plus belle cure dont on pût ouïr parler ; car il amortit tout ou en partie le venin qu’il avoit pris et reçu, et lui fit recouvrer cheveux et ongles et santé, et le remit en point et en force d’homme, parmi ce que, tout petit à petit, le venin lui issoit et couloit par une petite fistule qu’il avoit au bras. Et à son département, car on ne le put retenir en France, il donna une recette dont on useroit tant qu’il vivroit. Et bien dit au roi de France et à ceux qui de-lez lui étoient. « Si très tôt que cette petite fistule laira le couler et sèchera, vous mourrez sans point de remède, mais vous arez quinze jours au plus de loisir pour vous aviser et penser à l’âme. » Bien avoit le roi de France retenu toutes ces paroles ; et porta cette fistule vingt-trois ans, laquelle chose par maintes fois l’avoit moult ébahi. Et les gens au monde pour la santé où il avoit plus de fiance c’étoit en bons maîtres médecins, et ces médecins le reconfortoient et réjouissoient moult souvent, et lui disoient que, avecques les bonnes recettes qu’ils avoient, ils le feroient tant vivre par nature, que bien devroit suffire. De ces paroles se contentoit et contenta le roi moult d’années, et vivoit en joie à la fois sur leur fiance. Avecques tout ce d’autres maladies étoit le roi durement grevé et blessé, et par espécial du mal des dents : de ce mal avoit-il si grand grief que merveilles étoit. Et bien sentoit le roi par ses maladies que il ne pouvoit longuement vivre ; et la chose du monde, sur la fin de son temps et terme, qui plus le réconfortoit et réjouissoit, ce étoit que Dieu lui avoit donné trois beaux enfans vivans, deux fils et une fille, Charles, Louis et Catherine. Si que quand cette fistule commença à sécher et non couler, les doutes de la mort lui commencèrent à approcher. Si ordonna, comme sage homme et vaillant qu’il étoit, toutes ses besognes, et manda ses trois frères ès quels il avoit greigneur fiance, le duc de Berry, le duc de Bourgogne et le duc de Bourbon ; et laissa derrière son second frère, le duc d’Anjou[1], pourtant qu’il le sentoit trop convoiteux. Et dit le roi aux trois dessus dits : « Mes beaux frères, par l’ordonnance de nature, je sens bien et connois que je ne puis longuement vivre, si vous recommande et rencharge Charles, mon fils ; et en usez ainsi comme bons oncles doivent user de leur neveu, et vous en acquittez loyaument ; et le couronnez à roi au plus tôt après ma mort que vous pourrez, et le conseillez en tous ses affaires loyaument ; car toute ma fiance en gît en vous. Et l’en-

  1. Le duc d’Anjou, frère puîné de Charles V, était le second des quatre fils du roi Jean.