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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

prendre l’affaire étoit vilain. Adonc vinrent-ils de grand’volonté, armés au vrai de toutes pièces, et la rivière du bassinet abattue, attachée et arrêtée. Jean de Chastel-Morant asséna le chevalier moult gentiment, et lui donna moult grands horrions en-my la poitrine, et tant que messire Guillaume de Fermiton fléchit, et lui glissa un petit le pied, et tant que pour le glissement, son glaive qu’il tenoit à deux mains s’abaissa ; car amender ne le pouvoit ; et aconsuivit Jean de Chastel-Morant bas ens ès cuisses, et lui perça du glaive les peaux tout outre et les cuisseauix, et lui bouta le fer tout parmi la cuisse tant que il apparoît outre d’autre part bien une poignée. Jean de Chastel-Morant pour le coup chancela, mais point ne chéy. Adonc furent les seigneurs, chevaliers et écuyers anglois et françois d’une part et d’autre durement courroucés, et fut dit que c’étoit vilainement poussé. L’Anglois s’excusa et dit que ce lui déplaisoit moult grandement ; et si il cuidât au commencement des armes avoir ainsi ouvré, il n’y eût oncques commencé ; et que si Dieu lui aidât il ne l’avoit pu amender ; car il glissa d’un pied pour le grand coup que Jean de Chastel-Morant lui avoit donné. Si demeura la chose ainsi[1] : les François se départirent et prirent congé au comte de Bouquinghen et aux seigneurs, et en ramenèrent en une litière Jean de Chastel-Morant jusques au Châtel-Joeelin dont il étoit parti, lequel fut de ce coup, et de la navrure, en grand péril de mort. Ainsi se départirent ces faits d’armes et se trait chacun en son lieu, les Anglois à Vennes et les François à Châtel-Jocelin.


CHAPITRE LXXXII.


Comment un traité de paix et accord fut trouvé entre le roi de France et le duc de Bretagne.


Après ces faits d’armes qui furent faits en ces jours que le comte de Bouquinghen séjournoit à Vennes, n’y eut rien fait plus, de chose qui à recorder fasse. Et se tenoient les Anglois, ainsi comme j’ai ci-dessus dit, à Vennes, à Hainbont, à Camperlé et à Camper-Corentin, et passoient l’hiver tout au mieux qu’ils pouvoient. Si y orent les plusieurs moult de dommages et de dangers, et moult de malaises de vivres pour eux et pour leurs chevaux ; car les fourriers ne trouvoient rien sur le pays que fourrager ; et aussi en ce temps-là les granges sont vides, les foins sont usés, avec ce que les François y avoient rendu grande peine afin que leurs ennemis n’en eussent l’aisement. Et furent les Anglois en ce danger moult longuement ; car les François étoient ès garnisons sur les frontières moult puissamment, pourquoi les fourriers anglois n’osoient chevaucher. Il vint aux Anglois aucunes vivres par mer, des îles de Cornouaille, de Grenesée et de Wisque, et ce les réconforta moult ; autrement eux et leurs chevaux fussent tous morts de famine.

Entrementes étoient à Paris, de par le duc de Bretagne, le vicomte de Rohan, le sire de Laval, messire Charles de Dinan et messire Guy de Rochefort qui lui procuroient sa paix devers le roi ; et il les en laissoit convenir, car il voyoit bien qu’il ne pouvoit tenir son convenant aux Anglois, ni ce que il leur avoit promis, si il ne vouloit perdre son pays. C’étoit l’intention du comte de Bouquinghen et de ses gens que ils passeroient l’hiver en la marche de Vennes, au plus bel que ils pourroient, et à l’été ils retourneroient en France et y feroient guerre ; et avoient écrit et mandé leur état au roi d’Angleterre et au duc de Lancastre. Si étoit l’intention du duc et du conseil du roi anglois que l’avis et l’imagination du comte de Bouquinghen et de ses gens étoient bonnes ; et leur avoit écrit que

  1. Le père Lobineau raconte ce fait avec quelques circonstances différentes, d’après un témoignage contemporain. « Farintonne (Farrington), dit-il, qui avait obtenu de terminer le combat commencé avec Coppleton (Clinton) son cousin germain, entra dans la carrière sans armure de jambe, à cause qu’il avait mal à un genou, et pria Chastelmorant de se désarmer les jambes, rassurant qu’il ne le frapperait que sur les armes. Chastelmorant fit ce qu’on lui demandait, et eut sujet de s’en repentir ; car au troisième coup de lance l’anglais lui perça la cuisse d’outre en outre. Tout le monde condamna l’action de Farintonne, et le duc de Bretagne aussi bien que le comte de Boukingham le firent mettre en prison, faisant dire à Chastelmorant que l’on avait emporté, par le Barrois son cousin, qu’ils lui livreraient le traître, pour en tirer telle rançon qu’il voudrait. Chastelmorant répondit que le duc de Bourbon, à qui il était, ne le laissait point manquer d’argent ; qu’il n’était pas venu en Bretagne pour en gagner, et qu’il priait le duc de Bretagne de mettre Farintonne en liberté. La générosité de Chastelmorant fut estimée de tout le monde, et le comte de Boukingham lui envoya sur-le-champ un gobelet d’or et cent cinquante nobles. Chastelmorant renvoya les nobles, et retint seulement le gobelet, par respect pour celui qui lui en avait fait présent. »