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LIVRE II.

voient de leurs rentes tout bellement. Piètre du Bois s’accointa à lui de paroles, et puis lui ouvrit la matière pourquoi il étoit là venu, et lui dit ainsi : « Philippe, si vous voulez entendre à mes paroles et croire à mon conseil, je vous ferai tout le plus grand de toute Flandre. » — « Comment le me feriez-vous ? » dit Philippe. « Je le vous ferai par telle manière, dit Piètre du Bois, que vous aurez le gouvernement et administration de la ville de Gand ; car nous sommes de présent en très grand’nécessité d’avoir un souverain capitaine, de bon nom et de bonne renommée ; et votre père, Jacques d’Artevelle, ressuscite maintenant en celle ville par la bonne mémoire de lui. Et disent toutes gens en celle ville, et ils disent voir, que oncques le pays de Flandre ne fut tant aimé ni tant cremu, ni honoré, comme il fut de son vivant. Légèrement vous mettrai en son lieu, si vous voulez ; et quand vous y serez, vous vous ordonnerez par mon conseil, tant que vous aurez appris la manière et le stile du fait, ce que vous aurez tantôt appris. » Philippe, qui avoit âge d’homme et qui par nature désiroit à être avancé, honoré et avoir de la chevance plus que il n’avoit, répondit : « Piètre, vous me offrez grand’chose, et je vous croirai ; et si je suis en l’état que vous dites, je vous jure par ma foi que je ne ferai jà rien hors de votre conseil. » Répondit Piètre du Bois : « Et saurez-vous bien faire le cruel et le hautin ? Car un sire entre commun, et par espécial, à ce que nous avons à faire, ne vaut rien si il n’est cremu, redouté et renommé à la fois de cruauté : ainsi veulent Flamands être menés, ni on ne doit tenir entre eux compte de vies d’hommes, ni avoir pitié non plus que de arondeaulx ou de allouettes qu’on prend en la saison pour manger. » — « Par ma foi ! dit Philippe, je saurai bien tout ce faire. » — « Et c’est bien, dit Piètre ; et vous serez, comme je pense, souverain de tous les autres. »

À ces mots, il prit congé de lui et se partit de son hôtel, et retourna au sien, La nuit se passa, le jour vint ; Piètre du Bois s’en vint à une place où il y avoit plus de trois mille hommes de cils de sa secte et des autres, qui là étoient assemblés pour ouïr nouvelles, et pour savoir comment on se ordonneroit, et qui on feroit capitaine de Gand. Et là étoit le sire de Harselles, par lequel en partie des besognes et des affaires de Gand on usoit ; mais de aller dehors il ne se vouloit point ensoigner ni charger. Là nommoit-on aucuns hommes de la ville ; et Piètre du Bois écoutoit tout. Quand il ot oy assez parler, il éleva sa voix et dit : « Seigneurs, je crois que ce que vous dites est par grand’affection et délibération de courage, que vous avez à garder l’honneur et le profit de la ville de Gand, et que cils que vous nommez sont bien aidables et idoines, et méritent d’avoir une partie du gouvernement de la ville de Gand ; mais je en sais un qui point n’y vise, ni n’y pense, que si il s’en vouloit ensoigner, il n’y auroit pas de plus propice ni de meilleur nom. » Adonc fut Piètre du Bois requis que il voulsist nommer celui. Il le nomma et dit : « C’est Philippe d’Artevelle, qui fut tenu sur fonts à Saint-Pierre de Gand, de la noble roine d’Angleterre, que on appelle Philippe, et qui fut sa marraine en ce temps que son père Jacques d’Artevelle séoit devant Tournay avec le roi d’Angleterre, le duc de Brabant, le duc de Guerles et le comte de Hainaut ; lequel Jacques d’Artevelle, son père, gouverna la ville de Gand et le pays de Flandre si très bien que oncques puis ne fut si bien gouverné, à ce que j’en ai ouï et ois encore recorder tous les jours, des anciens qui la connoissance en eurent ; ni ne fut si oncques bien depuis gardée ni tenue en droit que elle fut de son temps ; car Flandre si étoit toute perdue et fut un grand temps, quand par son grand sens et l’heur de lui il la recouvra. Et sachez que nous devons mieux aimer les branches et les membres qui viennent de si vaillant homme qu’il fut, que de nul autre. » Sitôt que Piètre du Bois ot dit celle parole, Philippe d’Artevelle entra en toutes manières de gens si en courage, que on dit tout d’une voix : « On le voise, on le voise querre ! nous ne voulons autre. » — « Nennil, dit Piètre du Bois, nous ne le envoierons point querre, il vaut mieux que on voise vers lui ; encore ne savons-nous comment il se voudra maintenir, ni de nous soi ensoigner. »