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LIVRE II.

gneurs, plus grands maîtres de nous ? À quoi l’ont-ils desservi ? Pourquoi nous tiennent-ils en servage ? Et si nous venons tous d’un père et de une mère, Adam et Ève, en quoi peuvent-ils dire ni montrer que ils sont mieux seigneurs que nous, fors parceque ils nous font gagner et labourer ce que ils dépendent ? Ils sont vêtus de velouz et de camocas[1] fourrés de vairs[2] et de gris[3] ; et nous sommes vêtus de povres draps. Ils ont les vins, les épices et les bons pains ; et nous avons le seigle, le retrait, la paille, et buvons de l’eau. Ils ont le séjour et les beaux manoirs ; et nous avons la peine et le travail, la pluie et le vent aux champs ; et faut que de nous vienne, et de notre labour, ce dont ils tiennent les états. Nous sommes appelés serfs, et battus si nous ne faisons présentement leur service. Et si n’avons souverain à qui nous nous puissions plaindre, ni qui nous en voulsist ouïr ni droit faire ; allons au roi, il est jeune ; et lui remontrons notre servitude, et lui disons que nous voulons qu’il soit autrement, ou nous y pourvoirons de remède. Si nous y allons de fait et tous ensemble, toute manière de gens qui sont nommés serfs et tenus en servitude, pour être affranchis, nous suivront ; et quand le roi nous verra ou orra, ou bellement ou autrement, de remède il y pourvoira. »

Ainsi disoit ce Jean Balle, et paroles semblables, les dimanches par usage à l’issir hors des messes aux villages, de quoi trop de menus gens le louoient. Les aucuns qui ne tendoient à nul bien disoient : « Il dit voir ! Et murmuroient et recordoient l’un à l’autre aux champs, ou allant leur chemin ensemble de village à autre, ou en leurs maisons : « Telles choses dit Jean Balle, et si dit voir, »

L’archevêque de Cantorbie, qui en étoit informé, faisoit prendre ce Jean Balle et mettre en prison, et l’y tenoit deux ou trois mois pour lui châtier ; et mieux vaulsist que très la première fois il eût été condamné à toujours en prison, ou fait mourir, que ce qu’il en faisoit ; car il le faisoit délivrer et faisoit grand’conscience de le faire mourir[4] ; et quand le dit Jean étoit hors de la prison de l’archevêque, il rentroit en sa ruse comme au devant[5]. De ses paroles, de ses ruses et de ses faits furent avisés et informés trop grand’foison de menues gens en la cité de Londres, qui avoient envie sur les riches et sur les nobles ; et commencèrent à dire entr’eux que le royaume d’Angleterre étoit trop mal gouverné, et qu’il étoit d’or et d’argent dérobé par ceux qui se nommoient nobles. Si commencèrent ces méchans gens de Londres[6] à faire les mauvais et à eux rebeller ; et signifièrent à ceux des contrées dessus dites, que ils vinssent hardiment à Londres et amenassent leur peuple, ils trouveroient Londres ouverte, et le commun de leur accord, et feroient tant devers le roi que il n’y auroit nuls serfs au royaume d’Angleterre.


CHAPITRE CVII.


Comment ce menu peuple d’Angleterre s’émurent, bien environ soixante mille, et comment à la mère du roi et à la princesse de Galles ils firent grand’rudesse.


À ces promesses s’émurent ceux de la comté de Kent, ceux d’Exsexes, de Soussexes, de Beteford et des pays d’environ, et se mistrent en chemin et vinrent vers Londres[7]. Et étoient bien

  1. Étoffe fine, faite de poil de chameau ou de chèvre sauvage.
  2. Fourrure de couleur gris-blanc mêlée, fort recherchée alors.
  3. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui le petit gris ; c’était une fourrure très estimée à cette époque.
  4. L’archevêque de Canterbury s’appelait alors Simon Sudbury.
  5. Il fut délivré de sa prison de Maidstone par le peuple, qui en brisa les portes en 1381.
  6. Ces tumultes eurent pour cause décisive la levée de la capitation décrétée en 1380 par le parlement, et augmentée encore en 1381. Par cette dernière loi, tout individu, mâle ou femelle, de quelque condition qu’il fût, pourvu qu’il eût passé l’âge de 16 ans, devait payer une somme de trois groats (douze sous) : cet impôt ayant produit beaucoup moins que la cour ne l’espérait, plusieurs individus furent chargés de surveiller la manière dont il était perçu. Comme l’âge de quinze ans était celui où cessait l’exception pour les hommes et les femmes, la plus odieuse inspection était souvent réclamée par les agents du fisc ; cette abominable violation de toute décence fut ce qui donna lieu à la révolte. Un père indigné vengea sur l’agent du fisc l’injure faite à sa fille, et il trouva dans tous les pères des bras prêts à seconder sa vengeance. Le moine d’Evesham, Hollinshed, Walsingham, Knighton sont unanimes à cet égard. Grafton se contente de copier littéralement Froissart.
  7. Suivant le moine d’Evesham, ils se réunirent à Blacheath, à cinq milles de Londres, à l’approche de la Trinité 1381 : on a la date à peu près exacte du commencement de ces troubles par la proclamation qui ajourne les cours de justice à cette occasion ; cette proclamation, qui se trouve dans Rymer, est datée du 15 juin 1381.