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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

soixante mille ; et avoient un souverain capitaine qui s’appeloit Vautre Tullier[1]. Avec lui étoient et de sa compagnie, Jacques Strau[2] et Jean Balle. Ces trois étoient souverains capitaines de tous, et le greigneur de entre eux étoit Vautre Tuilier. Cil Vautre étoit un couvreur de maisons de tuille ; mauvais garçon et envenimé étoit.

Quand ces méchans gens se commencèrent à élever, sachez que ceux de Londres, excepté ceux de leur secte, eu furent tout effréés ; et eurent conseil, le maieur de Londres et les riches hommes de la ville, quand il les sentirent ainsi venir de tous côtés, que ils fermeroient les portes, et n’en lairoient nuls entrer en la ville, ainsi qu’ils firent. Mais quand ils eurent tout l’affaire imaginé, ils dirent que non feroient et que ils mettroient tous leurs faubourgs en grand péril de ardoir ; et leur ouvrirent leur ville. Et ils entrèrent ens par les portes, par assemblées de villages, cent ou deux cens, ou vingt ou trente, ainsi que les lieux étoient peuplés. Et ainsi que ils venoient en Londres, ils se logeoient. Et bien sachez que les trois parts de celles gens ne savoient que ils demandoient, ni que ils quéroient, mais suivoient l’un l’autre ainsi que bêtes, et ainsi que les pastoureaux[3] firent jadis qui disoient qu’ils alloient conquerre la Terre-Sainte ; et puis alla tout à néant.

Ainsi venoient ces povres gens et ces vilains à Londres, de cent lieues, de soixante, de cinquante, de quarante lieues, de vingt lieues et de toutes les contrées environ Londres ; mais la greigneur plenté en vint des terres dessus dites, de la comté de Kent et d’Exsexes, et demandoient en visant : « Le roi ! le roi ![4] » Les gentilshommes du pays se commencèrent à douter quand ils sentirent le peuple élever et rebeller ; et si ils en furent en doute, il y ot bien raison ; car pour moins s’effraye-t-on bien. Si se commencèrent à mettre ensemble, au mieux et au plus bel qu’ils purent.

En ce jour que ces méchantes gens de la comté de Kent venoient à Londres, retournoit de Cantorbie la mère au roi d’Angleterre, la princepce de Galles, et venoit de pèlerinage. Si en fut en trop grand’aventure d’être perdue par eux ; car ces méchantes gens sailloient sur son char en venant, et lui faisoient moult de desrois ; de quoi la bonne dame fut en grand esmay de li même, que par aucune chose ils ne lui fissent violence ou à ses damoiselies. Toutefois Dieu l’en garda ; et vint en un jour de Cantorbie à Londres, ni oncques ne se osa séjourner sur le chemin. À ce jour étoit le roi Richard, son fils, au chastel de Londres[5] : si vint là la princepce, et trouva le roi, et de-lez lui le comte de Sallebery, l’archevêque de Cantorbie, messire Robert de Namur, le seigneur de Gommignies et plusieurs autres qui se tenoient de-lez lui, pour la doutance de ces gens qui se élevoient ainsi, et ne savoient que ils demandoient. Celle rébellion étoit bien sçue en l’hôtel du roi avant que ils le montrassent ni que ce peuple issit hors de leurs lieux ; et si n’y mettoit point le roi de remède ni de conseil, dont on se pouvoit moult émerveiller. Et afin que tous seigneurs et bonnes gens qui ne veulent que bien y prennent exemple pour corriger les mauvais et les rebelles, je vous éclaircirai ce fait tout pleinement et ainsi que il fut demené.


CHAPITRE CVIII.


Comment ce peuple d’Angleterre dévoyé et forcenné pilloient le pays et les bonnes maisons, et par espécial des gens de pratique, et contraindoient les nobles à les conduire dans leurs folies.


Le lundi, premier jour de la semaine, à bonne estrainne, devant le jour du Saint-Sacrement[6],

  1. Stowe l’appelle John Tylar, Walsingham Walter Helier ou Tyler, et les rôles du parlement Wauter Tyler dels countes de Kent.
  2. Hollinshed fait de Jacques Straw et de Walter Tyler une seule et même personne en disant : Le dit John Tyler prit sur lui d’être leur capitaine et prit le nom de Jacke Straw ; mais cette assertion est démentie par les mêmes rôles du parlement, qui, après Wauter Tyler dels countes de Kent, désignent Jakke Strawe en Essex.
  3. On appelait ainsi les paysans qui se soulevèrent d’abord en Flandre, puis par toute l’Europe en 1250, sous saint Louis, à l’instigation du Hongrois Jacob. On donna aussi le même nom aux paysans qui se soulevèrent en France sous Philippe V, en 1320. C’est probablement de ces derniers que Froissart veut parler.
  4. Le trésorier, dans son discours au parlement suivant, avoua que les révoltés criaient : « Nous ne voulons avoir nul roi, sinon notre seigneur le roi Richard. » (Placit. Parl., v. 3, p. 99.)
  5. À la première nouvelle de ces troubles, le roi Richard s’était renfermé avec sa famille dans la tour de Londres.
  6. La fête du Saint-Sacrement est la même fête que plusieurs autres nations appellent la fête de Corpus-Christi, et que nous appelons aujourd’hui la Fête-Dieu.