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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

veulent les aucuns dire qu’il y avoit en celle embûche le plus des eschacés de Grantmont, qui ne tiroient à autre chose que ce qu’ils pussent enclorre et attraper le seigneur d’Enghien à leur avantage, pour eux contrevenger du grand dommage que il leur avoit fait ; car ils le sentoient libéral et jeune, et en volonté d’aventurer follement ; et tant ils pensèrent que ils l’eurent, dont ce fut dommage, et pour ceux aussi qui là demeurèrent avecques lui. Le sire d’Enghien et sa route ne se donnèrent de garde, quand ils se virent enclos de ces Gantois, qui leur vinrent fièrement au devant, et leur écrièrent : « À la mort ! » Quand le sire d’Enghien se vit en ce parti, si demanda conseil au seigneur de Montigny qui étoit de-lez lui. « Conseil ! répondit messire Eustache, sire, il est trop tard ; défendons-nous, et si vendons nos vies ce que nous pourrons. Il n’y a autre chose, ni ci ne chiet nulle rançon. » Adonc firent les chevaliers le signe de la croix devant leurs viaires, et se recommandèrent à Dieu et à Saint George, et se boutèrent en leurs ennemis ; car ils ne pouvoient ni fuir ni reculer, si avant étoient-ils en l’embûche. Et y firent d’armes ce qu’ils purent, et se combattirent moult vaillamment : mais ils ne pouvoient pas tout faire ; et leurs ennemis étoient dix contre un, et avoient ces longues piques dont ils lançoient les coups trop grands et trop périlleux, ainsi comme il apparut. Là fut le sire d’Enghien occis, et de-lez lui le Bâtard d’Enghien son frère et Gilles du Trisson, et ce vaillant et preudhom chevalier de Hainaut, qui était son compain, le sire de Montigny, qui crioit Saint Christophe ; et messire Michel de la Hamaide, durement navré ; et eût été mort, il n’est nulle doute, si Hustin du Lay, par force d’armes et par sens, ne l’eût sauvé. Si en ot-il moùlt de peine pour le sauver. Toutefois entrementes que ces Flamands entendoient à ces chevaliers désarmer et à trousser pour les porter en la ville de Gand, car bien savoient que ils avoient occis le seigneur d’Enghien, dont ils avoient grand’joie, Hustin du Lay, qui ne véoit nulle recouvrance, mit hors de la presse et du péril Michel de la Hamaide.

Ainsi se porta la journée pour le seigneur d’Enghien. Si devez croire et savoir que le comte de Flandre en fut trop durement courroucé ; et bien montra, car pour l’amour de lui le siége se dont de devant Gand. Et ne le pouvoit le comte oublier ; mais le regrettoit nuit et jour, et disoit : « Ah, Gaultier, Gaultier ! beau-fils, comment il vous est temprement mésavenu en votre jeunesse ! votre mort me fera maint ennui. Et vueil bien que chacun sache que jamais ceux de Gand n’auront paix à moi, si sera si grandement amendé que bien devra suffire. » La chose demeura en cel état ; et fut renvoyé querre à Gand le sire d’Enghien que les Gantois, pour réjouir la ville, y avoient porté : lequel corps ils ne vouldrent oncques rendre. Si en orent mille francs tous appareillés, lesquels on leur porta et délivra ; et les départirent ensemble à butin ; et le sire d’Enghien fut rapporté en l’ost, et puis fut renvoyé à Enghien, la ville dont il avoit été sire, et là fut ensepveli.


CHAPITRE CXXIV.


Comment, à la requête du comte de Flandre, les Gantois n’eurent nuls vivres de Hainaut ni de Brabant, et comment on traita pour leur paix.


Pour l’amour du jeune seigneur d’Enghien, c’est vraie chose, se défit le siége de devant Gand ; et s’en partit le comte et s’en retourna à Bruges ; et donna congé pour celle saison à toutes manières de gens d’armes, et les envoya ens ès garnisons de Flandre, ens ou chastel de Gavres, en Audenarde, en Tenremonde, en Courtray, et partout sur les frontières de Gand. Et manda le comte aux Liégeois, pour ce que ils confortoient les Gantois de vivres et de pourvéances, que plus ne les assiégeroit, mais que ils ne voulsissent en Gand envoyer nuls vivres. Ceux du Liége répondirent orgueilleusement aux messages qui envoyés y furent, que de ce faire ils auroient avis et conseil à ceux de Sainteron, de Huy et de Dignant. Le comte n’en pot autre chose avoir. Toutefois le comte de Flandre envoya devers ses cousins le duc de Brabant et le duc Aubert, baillif de Hainaut, de Hollande et Zélande, grands messages de ses plus sages chevaliers, qui leur remontrèrent de par lui, que la ville de Gand se tenoit en son erreur et en sa mauvaisté, par le grand confort que les gens de celle ville avoient de leur pays, de vivres et de pourvéances qui leur venoient tous les jours, et que ils y voulsissent pourvoir de remède. Ces deux seigneurs, qui envis eussent ouvré ni exploité à la déplaisance de leur cousin le comte, s’excusèrent moult