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LIVRE II.

bien tournée, vous le nous devez pardonner. » Nonobstant toutes ces paroles, le roi commanda que on le mît en prison ; et y fut mis, et y demeura tant que le comte de Cantebruge l’en fit délivrer, quand il vint à Lusebonne ; vous orrez sur quel état.


CHAPITRE CXLII.


Comment les chevaliers et les compagnons du comte de Cantebruge se rebellèrent à leur capitaine et firent un nouvel capitaine, qui se nommait Soustrée ; et comment le chanoine de Robertsart détourna la besogne.


Après que les Anglois et les Gascons furent de leur chevauchée retournés à Ville-Vesiouse, où ils se logeoient et étoient tenus toute la saison, ils regardèrent que ils envoieroient devers le roi de Portingal pour être payés de leurs gages[1]. Si y envoièrent tous généralement le seigneur de Taillebot, un baron de la marche de Galles. Quand le seigneur de Taillebot fut venu à Lusebonne, et il ot parlé au roi et remontré ce pourquoi il étoit là venu, le roi répondit que follement deux fois ils avoient chevauché outre sa défense ; pourquoi ils l’avoient courroucé et attargié leur payement : ni il n’en pot adonc avoir autre chose ni autre réponse. Le sire de Taillebot se partit et retourna à ses compagnons, et leur recorda la réponse du roi, dont ils furent tout courroucés.

Et celle propre semaine se partit le comte de Cantebruge d’Estremouse, et s’en vint à Ville-Vesiouse loger en une église de Frères Mineurs au dehors de la ville : si en orent les chevaliers anglois et gascons grand’joie. Entre ces chevaliers y avoit de petits compagnons qui ne pouvoient pas attendre le lointain payement du roi ; et dirent l’un à l’autre : « Nous sommes menés merveilleusement, nous avons été en ce pays jà près d’un an, et si n’avons point eu d’argent : il ne peut être que nos capitaines n’en ayent eu et reçu ; car jamais ne s’en fussent souffert si longuement. » Ces paroles et murmurations monteplièrent entr’eux tellement que ils dirent que ils n’en vouloient plus souffrir ; et ordonnèrent une journée entre eux de parler ensemble et d’être en parlement en un vieil moustier qui siéd au dehors de Ville-Vesiouse, à l’opposite des Cordeliers, où le comte de Cantebruge étoit logé. Et dit le chanoine de Robertsart que il y seroit ; et au voir dire, bien y besognoit à être ; car si il n’y eût été, la chose eût été et fût allée mauvaisement.

Quand ce vint environ heure de tierce, que tous furent là assemblés, excepté ce chanoine de Robertsart, car encore n’y étoit-il point venu, messire Guillaume de Beauchamp, messire Mahieu de Gournay son oncle, le sire de Taillebot, messire Guillaume Helmen, et les Gascons, le sire de la Barde, le sire de Chastel-Neuf, le souldich de l’Estrade, et plusieurs autres, si commencèrent à parler et à faire leur plainte l’un à l’autre ; et là avoit un chevalier, bâtard frère au roi d’Angleterre, qui s’appeloit messire Jean Soustrée, qui étoit plus tendre en ses paroles que nul des autres, et disoit : « Le comte de Cantebruge nous a ci amenés ; tous les jours nous aventurons et voulons aventurer nos vies pour lui, et si retient nos gages : je conseille que nous soyons tous d’une alliance et d’un accord, et que nous élevons de nous-mêmes le pennon Saint-George, et soyons amis à Dieu et ennemis à tout le monde : autrement si nous ne nous faisons craindre, nous n’aurons rien. » — « Par ma foi ! repondit messire Guillaume Helmen, vous dites bien ; et nous le ferons. » Tous s’accordèrent à celle voix ; et regardèrent qui y feroient leur capitaine. Si regardèrent que pour ce cas ils ne pouvoient trouver meilleur capitaine que Soustrée, car il auroit de mal faire plus grand loisir et plus de port que nul des autres. Là boutèrent-ils hors le pennon Saint-George, et crièrent tous : « À Soustrée, ce vaillant bâtard, ami à Dieu et ennemi à tout le monde ! » Et étoient adonc en volonté et tous écueillis de venir courir premièrement Ville-Vesiouse, et de faire guerre au roi de Portingal. Bien avoient messire Mahieu de Gournay et messire Guillaume de Beau champ levé ces paroles de non courir la ville ; mais ils n’en avoient pu être ouïs.

  1. Froissart paraît avoir été fort bien informé sur les affaires du Portugal. Les chroniqueurs portugais et espagnols contemporains ne donnent pas, il est vrai, les mêmes faits ; mais ils décrivent en détail ce que faisaient les Portugais, et ne rapportent qu’en masse les opérations de l’armée ennemie, tandis que Froissart suit une marche opposée. Rien dans ses récits n’est contredit par le témoignage des historiens du parti opposé. Suivant Fern. Lopes, le comte de Cambridge quitta Villa-Viçosa, le 30 juin, pour se joindre à l’armée portugaise, qui se mit en marche le 4 juillet (1382), d’Estremoz pour se porter sur Borva, Villaboim et Elvas ; le 30 juillet, les deux armées se portèrent à Caya, près de Badajoz.