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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

donna par une autre voie : car le maître de Calestrave, Damp Piètre de Mondesque, et Damp Ferrant de Valecque et le grand maître de Saint-Yague[1], avec l’évêque d’Esturge et l’évêque de Lusebonne, traitoient de la paix entre Portingal et Espaigne[2] ; et tant fut parlementé et traité que paix se fit : ni oncques les Anglois n’y furent appelés. Donc le comte de Cantebruge se mérencolia ; et eût volontiers fait guerre au roi de Portingal, de ses gens, si il se sentit fort assez sur le pays ; mais nennil ; et pour ce lui convint souffrir celle paix, voulsist ou non. Mais les Anglois disoient bien que le roi de Portingal s’étoit lubriquement porté envers eux ; et toujours, du commencement jusques en la fin, il s’étoit dissimulé aux Espaignols ; et que oncques n’avoit eu volonté de eux combattre : et le roi de Portingal s’excusoit et disoit que la deffaulte venoit des Anglois et du duc de Lancastre, qui devoit venir et point n’étoit venu, et que pour celle fois il n’en pouvoit faire autre chose.


CHAPITRE CXLVI.


Comment Tristan de Roye et Miles de Windesore coururent trois lances à fers acérés devant la cité de Badeloque en Portingal.


En l’ost du roi de Castille avoit un jeune chevalier de France, qui s’appeloit Tristan de Roye, lequel se désiroit grandement à avancer. Quand il vit que paix seroit entre le roi d’Espaigne et le roi de Portingal, et que nulle besogne de bataille n’y auroit, si s’avisa qu’il n’istreroit pas d’Espaigne ainsi sans faire quelque chose ; et envoya un héraut de leur côté en l’ost des Anglois, en requérant et priant, puisque les armes par bataille de ces deux rois failloient, que on le voulsist recueillir et délivrer de trois coups de fer de glaive devant la cité de Badeloce. Quand les nouvelles en vinrent en l’ost des Anglois, si en parlèrent l’un à l’autre, et dirent bien que il ne devoit pas être refusé. Si s’avança de parler et d’accorder les armes un jeune écuyer d’Angleterre, qui se appeloit Miles de Windesore, qui vouloit à son honneur être chevalier en ce voyage, et dit au héraut : « Ami, retournez devers votre maître, et dites à messire Tristan de Roye que Miles de Windesore lui mande que demain, devant la cité de Badeloce, ainsi qu’il le requiert, il l’ira délivrer. » Le héraut retourna et recorda ces nouvelles à ses maîtres et à messire Tristan, qui en fut tout réjoui. Quand ce vint au matin, Miles de Windesore partit de l’ost du comte de Cantebruge, et s’en vint vers la cité de Badeloce, qui étoit bien près de là, il n’y avoit que la montagne à passer, bien accompagné de ceux de son côté, de messire Mahieu de Gournay, de messire Guillaume de Beauchamp, de messire Thomas Simour, de messire le souldich, du seigneur de Châtel-Neuf, du sire de la Barde et des autres ; et étoient bien cent chevaux. Sur la place où les armes devoient être faites, étoit jà venu messire Tristan de Roye, bien accompagné de François et de Bretons. Il et Miles de Windesore savoient bien qu’ils devoient faire. Si fut Miles fait chevalier de la main monseigneur le souldich de l’Estrade, pour le meilleur chevalier de la place et qui le plus s’étoit travaillé et s’étoit trouvé en belles besognes. Ils étoient armés de toutes pièces, et avoient leurs trois lances toutes prêtes, et leurs chevaux aussi et tout en plates selles. Adonc s’éperonnèrent-ils l’un contre l’autre, et abaissèrent les glaives ; et se consuivirent en venant l’un sur l’autre moult roidement, et rompirent contre les poitrines leurs lances et passèrent outre franchement sans cheoir. Celle première joute fût volontiers vue de tous ceux qui là étoient, et prisés les deux chevaliers. À la seconde fois ils recouvrèrent et s’entrecontrèrent de grand’randon, et rompirent leurs lances, mais point de dommage ne se portèrent. Adonc recouvrèrent-ils la tierce lance et se consuivirent en-my les écus, si roidement que les fers, qui de Bordeaux étoient, entrèrent ens, et percèrent la pièce d’acier, les plates et toutes les armures jusques en chair ; mais point ne se blessèrent ; et rompirent les lances en gros tronçons, et volèrent par dessus les heaumes. Cette joute fut moult prisée des chevaliers d’une part et d’autre. Et adonc prirent-ils congé l’un à l’autre moult honorablement, et s’en retournèrent chacun devers son lez, et depuis il n’y ot rien fait d’armes, car paix étoit entre les deux royaumes ;

  1. Fern. Lopes l’appelle D. Fernam d’Azores.
  2. Fern. Lopes et son copiste pour ce règne, Duarte de Liaó, désignent, comme chargés des négociations par les deux rois, Pero Sarmento et Pero Ferrandez de Velasco pour le roi de Castille, et le comte d’Arrayolo avec Gonçalo Vasquez d’Acevedo pour le roi de Portugal.