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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

si comme vous orrez recorder avant en l’histoire.

Quand le comte de Cantebruge, le chanoine de Robertsart et les chevaliers d’Angleterre, qui en ce voyage de Portingal avoient été, furent retournés arrière en Angleterre et venus devers le roi et le duc de Lancastre, on leur fit bonne chère ; ce fut raison ; et puis leur demandèrent des nouvelles. Ils en dirent assez, et toute l’ordonnance de leur guerre. Le duc de Lancastre, auquel la besogne touchoit le plus que à nul autre, pour la cause du chalenge de Castille, car il s’en disoit hoir de par sa femme, madame Constance fille jadis du roi Damp Piètre, demanda à son frère le comte moult avant des nouvelles, et comment on s’étoit démené en Portingal. Le comte lui recorda comment ils avoient été à ost plus de quinze jours l’un devant l’autre : « Et pour ce, beau frère, que on ne oyoit nulles nouvelles de vous, se accorda légèrement le roi de Portingal à la paix ; ni oncques ne pûmes voir que il se voulsist assentir à la bataille. Donc ceux de notre côté furent tous mérencolieux, car volontiers ils se fussent aventurés. Et pour celle cause que je n’y vis point de leur état, je ai ramené mon fils, quoique il ait épousé la fille du roi de Portingal. » Ce dit le duc : « Je crois que vous avez eu cause, fors tant que ils pourroient rompre ce mariage si il leur venoit à point et donner d’autre part à leur plaisance. » — « Par ma foi ! dit le comte, il en avienne ce que avenir peut, mais je n’ai fait chose dont je me doye jà repentir. »

Ainsi finèrent les paroles du duc de Lancastre et du comte de Cantebruge et entrèrent en autres matières.

Nous nous souffrirons à parler d’eux et de leur guerre, des Espaignols et des Portingalois ; et retournerons aux besognes et aux guerres de Gand, du comte et du pays de Flandre, qui furent grandes.


CHAPITRE CXLVIII.


Comment les Gantois, en soutenant leurs opinions contre leur seigneur, se trouvèrent en grand’nécessité ; et comment ils pouvoient être secourus.


Toute celle saison depuis la destruction et arsin de la ville de Grantmont, et le département du siége de Gand, qui se défit, pour le courroux que le comte de Flandre ot de son cousin le jeune seigneur d’Enghien qui fut occis par embûche devant Gand, ainsi qu’il est recordé ci-dessus en l’histoire, ne guerroyèrent les Flamands, chevaliers ni écuyers, ni bonnes villes les Gantois, fors que par garnisons ; et étoit tout le pays à l’encontre de ceux de Gand pour le comte, excepté les Quatre-Métiers dont aucunes douceurs venoient en la ville de Gand ; et aussi faisoient de la comté d’Alost. Mais le comte de Flandre qui sçut les nouvelles des laits et des frommages qui alloient à Gand de la comté d’Alost et des villages voisins, dont ils étoient rafreschis, si y mit remède ; car il manda à ceux de la garnison de Tenremonde que cil plat pays fût tout ars et tout exillié ; ce fut fait à son commandement. Et convint adonc les povres gens, qui vivoient de leurs bêtes, tout parperdre, et enfuir en Brabant et en Hainaut, et la greigneur partie mendier.

Encore demeura un pays pour ceux de Gand, qui s’appeloit les Quatre-Métiers[1], car on n’y pouvoit avenir ; et toute la douceur que ils avoient leur venoit de ce côté. Tout cel hiver le comte de Flandre avoit si astreint ceux de Gand que nuls blés ne leur venoient ni par terre ni par eau. Car il avoit tant exploité envers ses cousins le duc de Brabant et le duc Aubert, que leurs pays étoient clos à l'encontre de ceux de Gand ; ni rien ne leur venoit, fors en larcin et en grand péril pour ceux qui s’aventuroient de mener vivres ; dont ils étoient tout ébahis en Gand ; et disoient les sages que ce ne pouvoit longuement demeurer que ils ne fussent tous morts par famine ; car les greniers étoient jà tous vuis, ni on n’y trouvoit nuls blés ; et ne savoient comment ce tant grand peuple se pouvoit soutenir qui ne pouvoit plus avoir de pain pour leur argent. Et quand les fourniers avoient cuit, il convenoit garder leurs maisons à force de gens ; autrement le menu peuple, qui mouroit de faim, eût efforcé les lieux. Et étoit grand’pitié de voir et de ouïr les povres gens. Et proprement hommes, femmes, enfans bien notables chéoient en ce danger ; et tous les jours en venoient les plaintes, les pleurs et les cris à Philippe d’Artevelle, qui étoit leur souverain capi-

  1. On appelait ainsi les villes et plat pays de Bouchoute, Assenède, Axele et Hulst.