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LIVRE II.

taine, lequel en avoit grand’pitié et compassion ; et y mit plusieurs bonnes ordonnances, dont il fit moult à regracier. Car il fit ouvrir les greniers des abbayes et des riches hommes, et départir le blé parmi un certain prix d’argent et fuer[1] que il y fit mettre. Ce conforta et mena moult avant la ville de Gand.

À la fois leur venoient en larcin de Hollande et de Zélande vivres et tonneaux, farines et pains cuits qui moult les reconfortoient ; et eussent trop plus été déconfits que ils ne furent, si cela n’eût été, et le reconfort des pays dessus dits. Il étoit défendu en Brabant de par le duc que, sur la tête, on ne leur menât rien ; mais si ils le venoient quérir en leurs périls, on leur pouvoit bien vendre ou donner. Donc il advint qu’ils furent ens ou carême en Gand à trop grand détroit ; car des vivres et fruits de carême n’avoient-ils nuls. Si se partirent en une compagnie bien douze mille de soudoyers et gens qui n’avoient de quoi vivre, et qui étoient jà tous tains et pelus de famine, et s’en vinrent devers la ville de Bruxelles. On leur cloy les portes au devant ; car on se douta de eux, ni on ne savoit à quoi ils pensoient.

Quand ils se trouvèrent en la marche de Bruxelles, ils envoyèrent de leurs gens tous désarmés devant la porte de Bruxelles et les jurés, en disant pour Dieu que on eût de eux pitié et que ils eussent des vivres pour leur argent ; car ils mouroient de faim et ne vouloient que tout bien au pays. Les bonnes gens de Bruxelles en orent pitié, et leur portèrent des vivres assez pour eux passer. Et se rafreschirent là au pays, environ trois semaines ; mais point n’entroient ens ès bonnes villes. Et furent jusques à Louvain ; les gens de laquelle ville en orent grand’pitié et leur firent moult de biens. Et étoit leur souverain capitaine et conduiseur François Acreman, qui les conseilloit et faisoit pour eux les traités aux bonnes villes sur ce voyage.

Entrementes que ceux de Gand séjournoient et se rafreschirent en la marche de Louvain, s’en vint François Acreman, lui douzième, en la cité de Liége, où ils se remontrèrent aux maîtres de Liége ; et parlèrent si bellement que ceux de Liége leur eurent en convenant, et aussi ot l’évêque messire Arnoult d’Ercle, de envoyer devers le comte de Flandre à tant faire que il les mettroit à paix devers lui. Et leur dirent : « Si cil pays de Liége vous fût aussi prochain comme sont Brabant et Hainaut, vous fussiez autrement confortés de nous que vous n’êtes ; car nous savons bien que tout ce que vous faites c’est sur votre bon droit et pour garder vos franchises, et nonobstant tout ce, si vous aiderons-nous et conforterons ce que nous pourrons ; et voulons que présentement vous le soyez. Vous êtes marchands, et marchandises doivent et puent par raison aller en tous pays. Cueillez et levez en ce pays jusques à la somme de cinq cents ou de six cents chars chargés de blés et de farines ; nous le vous accordons, mais que les bonnes gens dont les pourvéances venront soient satisfaits. On laissera bien nos marchandises passer parmi Brabant : le pays ne nous veut mal, et aussi ne faisons-nous à lui. Et quoique Bruxelles vous soit close, si savons-nous bien que c’est plus par contrainte que de volonté ; car de vos annois les Bruxellois ont grand’compassion : mais le duc de Brabant et la duchesse, par prière de leur cousin le comte de Flandre, s’inclinent plus à lui que à vous ; et c’est raison ; car toujours sont les seigneurs l’un pour l’autre, »

De ces offres et de ces amours que les Liégeois offroient de bonne volonté aux Gantois furent-ils tout joyeux, et les en remercièrent grandement ; et dirent bien que de tels gens et de tels amis avoit bien la ville de Gand affaire.


CHAPITRE CXLIX.


Comment la duchesse de Brabant promit aux Gantois de parler pour eux au comte. Comment les vivres du Liége entrèrent en Gand ; et comment le comte délibéra de assiéger la ville de Gand.


François Acreman, et les bourgeois de Gand qui étoient venus avec lui en la cité de Liége, quand ils orent fait ce pour quoi ils étoient là venus, prirent congé aux maîtres de Liége, lesquels ordonnèrent avecques eux hommes pour aller sur le pays recueillir chars et harnois. Et en orent sur deux jours six cents tout chargés de blés et de farine, car tels pourvéances leur étoient plus nécessaires que autres. Si se mirent ces pourvéances au chemin ; et passèrent tous les chars entre Louvain et Bruxelles. Au retour que François Acreman fit à ses gens qui étoient sur la frontière de Louvain, il leur recorda l’amour et la courtoisie que ceux du Liége leur avoient

  1. Droit, coutume.