Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/207

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1382]
201
LIVRE II.

lant jusques en son hôtel, il leur répondit et leur dit : « Retournez en vos hôtels meshuy, Dieu nous aidera ; et demain au matin, à neuf heures, venez au marché des vendredis ; là orrez-vous toutes nouvelles. » Autre réponse ne purent-ils avoir ; et vous dis que toute manière de gens étoient moult ébahis.

Quand Philippe d’Artevelle fut descendu en son hôtel, et ceux qui à Tournay avoient été avecques lui rallés au leur, Piètre du Bois, qui désiroit à ouïr nouvelles, s’en vint à l’hôtel Philippe d’Artevelle, et s’enclouy en une chambre avecques lui, et lui demanda des nouvelles, et comment ils avoient exploité. Philippe lui dit, qui rien ne lui voult celer : « Par ma foi, Piètre ! à ce que monseigneur de Flandre a répondu par ceux de son conseil que il avoit envoyés à Tournay, il ne prendra en la ville de Gand âme du monde à merci, non plus l’un que l’autre. » — « Par ma foi ! répondit Piètre du Bois, il a droit, et est bien conseillé de tenir ce propos et de ainsi répondre, car tous y sont participans autant bien l’un que l’autre. Or suis-je venu à mon entente et à celle de mon bon maître Jean Lyon qui fut ; car la ville est si entouilliée que on ne la sait par quel coron destouillier. Or nous faut prendre le frein aux dents : or verra-t-on où les sages et les hardis sont. Dedans briefs jours la ville de Gand sera la plus honorée ville des chrétiens ou la plus abattue : à tout le moins si nous mourons en celle querelle, ne mourrons-nous pas seuls : or pensez en-nuit, Philippe, comment vous leur pourrez faire relation demain de ce parlement qui a été à Tournay, par telle manière que toutes gens se contentent de vous ; car vous êtes grandement en la grâce du peuple par deux voies : l’une si est pour la cause du nom que vous portez, car moult aimèrent jadis en celle ville Jacquemart d’Artevelle votre père ; et l’autre est que vous les appelez doucement et sagement, si comme ils le disent communaulment parmi la ville : pourquoi ils vous croiront, pour vivre et pour mourir, de tout ce que vous leur remontrerez, et que en fin de conseil vous leur direz. Pour le meilleur j’en ferois ainsi. Pourtant faut-il que vous ayez avis bon et sûr de remontrer paroles où vous ayez honneur au tenir. » — « Piètre, dit Philippe, vous dites vérité, et je pense tellement à parler et à remontrer les besognes de Gand, que entre nous qui en sommes gouverneurs à présent et capitaines y mourrons ou vivrons en honneur. » Il n’y ot pour celle nuit plus dit ni fait ; mais prirent congé l’un de l’autre : Piètre du Bois retourna en son hôtel ; et Philippe demeura au sien ; ainsi se passa celle nuit.


CHAPITRE CLIII.


Comment Philippe d’Artevelle recorda à ceux de Gand la finale conclusion où le comte leur seigneur étoit arrêté ; et comment les Gantois conclurent de combattre leur seigneur.


Vous devez savoir et croire véritablement que, quand ce jour désiré fut venu que Philippe d’Artevelle dut généralement recorder les nouvelles telles que rapportées avoient été du parlement de Tournay, toutes gens de la ville de Gand se trairent au marché des vendredis ; et fut par un mercredi au matin. Du peuple qui étoit là assemblé fut le marché tout plein.

Droit à neuf heures, Philippe d’Artevelle, Piètre du Bois, Piètre de Vintre, François Acreman et les capitaines vinrent ; si entrèrent en la halle et montèrent à mont. Adonc se montra Philippe aux fenêtres, qui commença à parler, et dit : « Bonnes gens de Gand, il est bien voir que, à la prière de très honorée et haute et noble dame, madame de Brabant et de nos chers et nobles seigneurs, monseigneur le duc Aubert, bail de Hainaut, de Hollande et de Zélande, et de monseigneur l’évêque de Liége, un parlement fut assigné et accordé à être à Tournay les jours passés ; et là devoit être personnellement monseigneur de Flandre, et l’avoit certifié aux dessus dits, lesquels s’en sont grandement acquittés ; car ils ont là envoyé notablement de leurs plus sages et espéciaux consaulx, chevaliers et bourgeois des bonnes villes, eux et nous de par la ville de Gand. Nous et eux fûmes là, et avons été tous les jours attendans monseigneur de Flandre, qui point n’y est venu ni apparu. Et quand on vit que point n’y venoit, ni apparoit, ni envéoit, trois chevaliers des trois pays et six bourgeois des bonnes villes se travaillèrent tant pour l’amour de nous que ils allèrent à Bruges, et là trouvèrent monseigneur qui leur fit bonne chère, si comme ils disent, et les ouït volontiers parler. Il répondit à leurs paroles, et dit que, pour l’honneur de leurs seigneurs et de sa belle-sœur, madame de Brabant, il envoieroit de son conseil à Tournay, dedans cinq ou six jours,