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LIVRE II.

À ces paroles répondirent-ils tous d’une voix : « Nous le voulons, ni autrement ne finierons. »

Lors répondit Philippe : « Or, beaux seigneurs, puisque vous êtes en cette volonté, or retournez en vos maisons et appareillez vos armures ; car demain, de quelque heure du jour, je vueil que nous partons de Gand et en allons à Bruges, car le séjour ici ne nous est point profitable. Dedans cinq jours nous saurons si nous vivrons à honneur, ou nous mourrons à danger ; et je envoyerai les connétables des parroches de maison en maison pour prendre et élire les plus aidables et les mieux armés. »


CHAPITRE CLIV.


Comment les Gantois partirent de Gand et cheminèrent jusques à une lieue de Bruges, attendans leurs ennemis.


Sur cel état se départirent toutes gens de la ville de Gand, qui en ce parlement avoient été, du marché des vendredis, et retournèrent en leurs maisons : et se appareilla chacun en droit lui de ce que à lui appartenoit. En tinrent ce mercredi leur ville si close que oncques homme ni femme n’y entra ni n’en issit jusques au jeudi à heure de relevée, que cils furent tout prêts qui partir devoient. Et furent environ cinq mille hommes et non plus ; et chargèrent environ deux cents chars de canon et d’artillerie, et sept chars seulement de pourvéances, cinq de pain cuit, et deux chars de vins ; et tout partout n’en y avoit que deux tonneaux, ni rien ne demeuroit en la ville. Or regardez comment ils étoient étreints et menés. Au département et au prendre congé c’étoit une grand’pitié de voir cils qui demeuroient et cils qui s’en alloient ; et disoient le demeurant : « Bonnes gens, vous véez bien à votre département quelle chose vous laissez derrière, n’ayez nulle espérance de retourner si ce n’est à votre honneur ; car vous ne trouverez rien ; et sitôt que orrons nouvelles si vous êtes morts ou déconfits, nous bouterons le feu en la ville et nous détruirons nous-mêmes ainsi que gens désespérés. »

Ceux qui s’en alloient disoient, en eux confortant : « De tout ce que vous dites vous parlez bien ; priez Dieu pour nous ; nous avons espoir qu’il nous aidera et vous aussi avant notre retour. »

Ainsi se départirent ces cinq mille hommes de Gand et leurs petites pourvéances, et s’en vinrent ce jeudi loger et gésir à une lieue et demie de Gand, et n’amendrirent de rien leurs pourvéances, mais se passèrent de ce que ils trouvèrent sur le pays. Le vendredi tout le jour ils cheminèrent, et encore n’atouchèrent de rien à leurs pourvéances ; et trouvèrent les fourriers aucune chose sur le pays, dont ils passèrent le jour. Et vinrent ce vendredi loger à une grand’lieue près de Bruges ; et là s’arrêtèrent et prirent place à leur avis pour attendre leurs ennemis. Et avoient au devant de eux un grand flaschier plein d’eau dormante ; de cela se fortifièrent-ils à l’une des parts et à l’autre lez de leurs charrois ; et passèrent ainsi celle nuit.

Quand ce vint le samedi au matin il fit moult bel et moult clair ; car ce fut le jour Sainte-Hélène et le tiers jour du mois de mai ; et ce propre jour siéd la fête et la procession de Bruges ; et à ce jour avoit là plus de peuple à Bruges, étrangers et autres, pour la cause de la solemnité de la fête et procession, qu’il n’eût en toute l’année. Nouvelles vinrent tout en hâte à Bruges, en disant : « Vous ne savez quoi ? Les Gantois sont venus à notre procession. » Adonc vissiez en Bruges grands murmures et gens réveiller et aller de rue en rue, et dire l’un à l’autre : « Et quelle chose attendons-nous que nous ne les allons combattre ? » Quand le comte de Flandre, qui se tenoit en son hôtel, en fut informé, si lui vint à grand’merveille, et dit : « Velà folles gens et outrageux ; la male meschance les chasse bien ; de toute la compagnie jamais pied ne retournera : or aurons-nous maintenant fin de guerre. » Adonc ouït le comte sa messe. Et toudis venoient chevaliers de Flandre, de Hainaut et d’Artois, qui le servoient, devers lui, pour savoir quelle chose il voudroit faire. Ainsi, comme ils venoient, il les recueilloit bellement, et leur disoit : « Nous irons combattre ces méchans gens. Encore sont-ils vaillans, disoit le comte ; ils ont plus cher mourir par épée que par famine. »

Adonc fut conseillé qu’on envoieroit trois hommes d’armes chevaucher sur les champs pour aviser le convenant de cils de Gand, comment ils se tenoient, ni quelle ordonnance ils avoient, Si y furent du maréchal de Flandre ordonnés trois vaillans hommes d’armes écuyers, pour les aller aviser, Lambert de Lambres, Damas de Bussi et Jean de Bourg ; et partirent tous trois de Bruges et prirent les champs, montés sur