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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

fleurs de coursiers, et chevauchèrent vers leurs ennemis.

Entrementes que ces trois faisoient ce dont ils étoient chargés, s’ordonnèrent en Bruges toutes manières de gens en très grand’volonté que pour issir et venir combattre les Gantois, desquels je parlerai un petit, et de leur ordonnance.

Ce samedi au matin, Philippe d’Artevelle ordonna que toutes gens se mesissent envers Dieu en dévotion, et que messes fussent en plusieurs lieux chantées ; car il y avoit là en leur compagnie des frères religieux ; et aussi que chacun se confessât et adressât à son loyal pouvoir ; et se missent en état dû, ainsi que gens qui attendent la grâce et la miséricorde de Dieu. Tout ce fut fait ; on célébra en l’ost en sept lieux messes, et en chacune messe ot sermon, lesquels sermons durèrent plus de heure et demie. Et là leur fût remontré par ces clercs, Frères-Mineurs et autres, comment ils se figuroient au peuple d’Israël, que le roi Pharaon de Égypte tint longtemps en servitude ; et comment depuis, par la grâce de Dieu, ils en furent délivrés et menés en terre de promission par Moyse et Aaron, et le roi Pharaon et les Égyptiens morts et péris. « Ainsi, bonnes gens, disoient ces Frères-Prêcheurs en leurs sermons, êtes-vous tenus en servitude par votre seigneur, le comte de Flandre et vos voisins de Bruges, devant laquelle ville vous êtes tenus et arrêtés, et serez combattus, il n’est mie doute ; car vos ennemis en sont en grand’volonté, qui petit admirent votre puissance. Mais ne regardez pas à cela ; car Dieu, qui tout peut et sait et connoît, aura merci de vous. Et ne pensez point à chose que vous ayez laissée derrière ; car vous savez bien que il n’y a nul recouvrer, si vous êtes déconfits. Vendez-vous bien et vaillamment, et mourez, si mourir convient, honorablement, et ne vous ébahissez point si grand peuple ist de Bruges contre vous, car la victoire n’est pas au plus grand nombre, mais là où Dieu l’envoie et par sa grâce ; et trop de fois on a vu par les Machabéens et par les Romains, que le petit peuple de bonne volonté, et qui se confioit en la grâce de notre Seigneur, déconfisoit le grand peuple fier et orgueilleux par leur grand’multitude. Et en celle querelle, vous avez bon droit et juste cause par trop de raisons ; si en devez être plus hardis et mieux confortés, »

De tels paroles et de plusieurs autres furent des Frères-Prècheurs ce samedi au matin les Gantois prêchés et admonestés ; dont moult ils se contentèrent. Et se acommingèrent les trois parts de l’ost, et furent tous en grand’dévotion, et montrèrent tous avoir grand’cremeur à Dieu.


CHAPITRE CLV.


Comment les Gantois étant venus, en tout cinq mille, loger auprès de Bruges, furent envahis par le comte et assaillis par les Bruguelins, qui se desroyèrent et leur seigneur ; et en tuant et chassant reboutèrent les Gantois leurs ennemis jusques aux portes de Bruges.


Après ces messes, tous se mirent ensemble en un mont ; et là monta Philippe d’Artevelle sur un char, pour soi montrer à tous et pour mieux être ouï. Et là de grand sentiment parla. Et leur remontra de point en point le droit que ils pensoient avoir en celle querelle ; et comment, par trop de fois, la ville de Gand avoit requis et crié merci envers leur seigneur le comte ; et point n’y avoient pu venir sans trop grand’confusion et dommage de ceux de Gand. Or s’étoient-ils si avant traits et venus, que reculer ils ne pouvoient ; et aussi au retourner, tout considéré, rien ils ne gagneroient ; car nulle chose derrière, fors que povreté et tristesse laissé ils n’avoient. Si ne devoit nul penser après Gand, ni à femme ni à enfans que il y eût, fors que tant faire que l’honneur fût leur. Et plusieurs belles paroles leur remontra Philippe d’Artevelle ; car moult bien fut enlangagé, et moult bel savoit parler ; et bien lui avenoit. Et sur la fin de sa parole, il leur dit : « Beaux seigneurs, vous véez devant vous toutes vos pourvéances. Si les veuillez bellement départir l’un à l’autre, ainsi comme frères, sans faire nuls outrages ; car quand elles seront passées, il vous en faut conquerre dès nouvelles, si vous voulez vivre. »

À ces paroles, s’ordonnèrent-ils moult humblement ; et furent les chars déchargés, et les sachées de pain données et départies par connétablies, et les deux tonneaux de vin tournés sur les fonds. Là se déjeunèrent-ils de pain et de vin raisonnablement, et en orent pour l’heure chacun assez ; et se trouvèrent après le déjeuner forts et de bonne volonté, et en bon point, et plus habiles, et mieux aidans de leurs membres que adonc si ils eussent plus mangé. Quand ce