Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/211

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1382]
205
LIVRE II.

desjeun, dont ils faisoient dîner, fut passé, ils se mirent en ordonnance de bataille et se quatirent tous entre leurs ribaudeaux[1]. Ces ribaudeaux sont brouettes hautes, bandées de fer, à longs picots de fer devant en la pointe, que ils seulent par usage mener et brouetter avecques eux[2] ; et puis les arroutèrent devant leurs batailles, et là dedans s’encloirent.

En cel état, les virent et trouvèrent les trois chevaucheurs du comte qui y furent envoyés pour aviser leur convenant, car ils les approchèrent de si près que, jusques à l’entrée de leurs ribaudeaux ; ni oncques les Gantois ne s’en murent ; et montrèrent par semblant que ils fussent tout réjouis de leur venue.

Or retournèrent ces coureurs à Bruges devers le comte, et le trouvèrent en son hôtel, et grand’foison de chevaliers, qui là étoient en attendant leur revenue pour ouïr nouvelles. Ils rompirent la presse et vinrent jusques au comte ; et puis parlèrent tout haut, car le comte voult que ils fussent ouïs des circonstans qui là étoient ; et remontrèrent comment ils avoient chevauché si avant, que les Gantois eussent bien trait à eux, si traire voulsissent ; mais tout paisiblement ils les avoient laissé approcher ; et comment ils avoient vu les bannières ; et comment ils s’étoient respous et quatis entre leurs ribaudeaulx. « Et quelle quantité de gens, dit le comte, puent-ils bien avoir et être par avis ? » Ceux répondirent au plus justement que ils purent, que ils étoient entre cinq et six mille. Adonc, dit le comte : « Or tôt faites appareiller toutes gens ; je les vueil aller combattre, ni jamais du jour ne partiront sans être combattus. » À ces paroles sonnèrent trompettes parmi Bruges, et s’armèrent toutes gens d’armes, et se rassemblèrent sur le marché ; et ainsi comme ils venoient, ils se traioient et mettoient tous dessous leurs bannières, ainsi que par ordonnance et connétablie, ils avoient eu d’usage.

Par devant l’hôtel du comte, s’assemblèrent barons, chevaliers et gens d’armes. Quand tout fut appareillé, le comte fut apprêté et s’en vint au marché, et vit grand’foison de peuple rangé et ordonné ; dont il se réjouit. Adonc commanda-t-il à traire sur les champs. À son commandement nul ne désobéit, mais se partirent tous de la place ; et se mirent au chemin par ordonnance, et se trairent sur les champs ; premièrement gens de pied, et les gens d’armes à cheval suivirent après.

Au vider de la ville de Bruges, c’étoit grand’plaisir du voir ; car bien étoient quarante mille têtes armées. Et ainsi tout ordonnément à pied et à cheval, ils s’en vinrent assez près du lieu où les Gantois étoient, et là s’arrêtèrent. À celle heure, quand le comte de Flandre et ses gens vinrent, il étoit haute remontée, et le soleil s’en alloit tout jus. Bien étoit qui disoit au comte : « Sire, vous véez vos ennemis ; ils ne sont au regard de nous que une poignée de gens ; ils ne puent fuir : ne les combattez mes-huy ; attendez jusques à demain que le jour venra sur nous. Si verrons mieux quelle chose nous devrons faire ; et si seront plus affoiblis ; car ils n’ont rien que manger. » Le comte s’accordoit assez à ce conseil, et eût volontiers vu que on eût ainsi fait ; mais ceux de Bruges, par grand orgueil, étoient si chauds et si hâtés de eux combattre, que ils ne vouloient nullement attendre ; et disoient que tantôt les auroient déconfits, et puis retourneroient en leur ville. Nonobstant ordonnance de gens d’armes, car le comte en avoit là grand’foison, plus de huit cents lances, chevaliers et écuyers, ceux de Bruges approchèrent et commencèrent tout de pied à traire et à jeter de canons. Et tournèrent autour de ce flaschier, et mirent à ceux de Bruges le soleil en l’œil, qui moult les gréva ; et entrèrent en eux en écriant : « Gand ! »

Sitôt que ceux de Bruges ouïrent la voix de ceux de Gand et les canons descliquer, et que ils les virent venir de front pour eux assaillir âprement, comme lâches gens et pleins de faux et mauvais courage et convenant, ils s’ouvrirent tous, et laissèrent les Gantois entrer en eux sans défense, et jetèrent leurs bâtons jus et tournèrent le dos.

  1. C’était une espèce de machine de guerre usitée alors. On l’appelait Colubrina ou Ribaudequinus, et elle jetait des pierres et des flèches. Pierre Fenin, G. Châtelain et Monstrelet se servent aussi de ce mot, et disent que ce sont de petits chariots traînés par un cheval, et sur lesquels étaient placés deux petits canons.
  2. Je lis dans un autre manuscrit : « Iceux Ribauldequins sont trois ou quatre petits canons rangés de front sur hautes charrettes en manière de brouettes devant sur deux ou quatre roues bandées de fer, atout longs piques de fer devant en la pointe. »