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CHRONIQUES DE J. FROISSART.


CHAPITRE CLIX.


Comment le comte Louis de Flandre échappa hors de Bruges et chemina à pied vers Lille ; et comment en moult de lieux on murmuroit sur son fait.


Je fus adoncques informé, et je le veuil bien croire, que le dimanche à la nuit le comte de Flandre issit hors de la ville de Bruges ; la manière, je ne le sais pas, ni aussi si on lui fit voie aucune aux portes ; je crois bien que ouil ; mais il issit tout seul et à pied, vêtu de une povre et simple hoppelande. Quand il se trouva aux champs, il fut tout réjoui ; et pouvoit bien dire qu’il étoit issu de grand péril. Et commença à cheminer à l’aventure, et s’en vint dessous un buisson pour aviser quel chemin il tiendroit ; car pas ne connoissoit le pays ni les chemins, ni oncques à pied ne les avoit allés. Ainsi que il étoit dessous le buisson et là quati, il entendit et ouït parler un homme ; et c’étoit un sien chevalier qui avoit épousée une sienne fille bâtarde, et le nommoit-on messire Robert Mareschaulx. Le comte le reconnut au parler. Si lui dit en passant : « Robert, es-tu là ? » — « Oil, monseigneur, dit le chevalier, qui tantôt le reconnut au parler, vous m’avez fait huy beaucoup de peine à cherchier autour de Bruges ; comment en êtes-vous issu ? » — « Allons, allons, dit le comte, Robin, il n’est pas maintenant temps de ici recorder ses aventures ; fais tant que je puisse avoir un cheval, car je suis jà lassé d’aller à pied ; et prends le chemin de Lille, si tu le sces. » — « Monseigneur, dit messire Robert, ouil, je le sais bien. »

Adonc cheminèrent-ils celle nuit et lendemain jusques à prime, ainçois que ils pussent recouvrer un cheval ; et le premier que le comte ot, ce fut une jument que ils trouvèrent chez un prud’homme en un village. Si monta le comte sus, sans selle et sans pannel, et vint ainsi ce lundi au soir, et se bouta par les champs au chastel de Lille. Et là s’en retournoient la greigneur partie des chevaliers qui étoient échappés de la bataille de Bruges, et s’étoient sauvés au mieux qu’ils avoient pu, les aucuns à pied et les autres à cheval. Et tous ne tinrent mie ce chemin ; et s’en allèrent les aucuns par mer en Hollande et en Zélande, et là se tinrent-ils tant qu’ils ouïrent nouvelles autres. Messire Guy de Ghistelles arriva à bon port ; car il trouva en Zélande en une de ses villes le comte Guy de Blois qui lui fit bonne chère et lui départit largement de ses biens pour lui remonter et remettre en état, et le retint de-lez lui tant que il y volt demeurer. Ainsi étoient les desbaretés reconfortés par les seigneurs de là où ils se trayoient, qui en avoient pitié ; et c’étoit raison, car noblesse et gentillesse doivent être aidées et conseillées par gentillesse.

Les nouvelles s’espardirent par trop de lieux et de pays de la déconfiture de ceux de Bruges et du comte leur seigneur, comment les Gantois les avoient déconfits. Si en étoient plusieurs manières de gens réjouis et principalement communautés. Tous ceux des bonnes villes de Flandre et de l’évêché de Liége en étoient si lies, que il sembloit proprement que la besogne fût leur. Aussi furent ceux de Rouen et de Paris, si pleinement ils en osassent parler.

Quand pape Clément en ot les nouvelles, il pensa un petit, et puis dit que cette déconfiture avoit été une verge de Dieu pour donner exemple au comte, et que il lui envoyoit cette tribulation pour la cause de ce que il étoit rebelle à ses opinions. Aucuns autres grands seigneurs disoient en France et ailleurs, que le comte ne faisoit que un petit à plaindre si il avoit à porter et à souffrir ; car il étoit si présomptueux que il ne prisoit ni aimoit nul seigneur voisin que il eut, ni roi de France ni autre, si il ne lui venoit bien à point ; pourquoi ils le plaignoient moins de ses persécutions. Ainsi advint, et que le vocable soit voir que on dit que : à celui à qui il meschiet chacun lui mésoffre. Par espécial ceux de la ville de Louvain furent trop réjouis de la victoire des Gantois et de l’ennui du comte ; car ils étoient en différend et en dur parti envers le duc Wincelant de Brabant leur seigneur qui les vouloit guerroyer et abattre leurs portes : mais or se tiendra-t-il mieux un petit en paix. Et disoient ainsi en la ville de Louvain : « Si Gand nous étoit aussi prochaine, sans quelque entre deux, comme Bruxelles est, nous serions tous un, eux avec nous et nous avecques eux. » De toutes leurs devises et paroles étoient informés le duc de Brabant et la duchesse ; mais il leur convenoit cligner les yeux et baisser les têtes ; car pas n’étoit heure de parler.