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LIVRE II.

hardissoient du combattre ; car si ils se fussent tenus en leur siége devant Audenarde et aucunement fortifiés, avecques ce qu’il faisoit pluvieux temps, frais et brouillards chus en Flandre, on ne les fût jamais allé querre ; et si on les y eût quis, on ne les eût pu avoir pour combattre, fors à trop grand’peine, meschef et péril. Mais Philippe se glorifioit si en la belle fortune et victoire qu’il ot devant Bruges, qu’il lui sembloit bien que nul ne lui pourroit forfaire, et espéroit bien à être sire de tout le monde. Autre imagination n’avoit-il, ni rien il ne doutoit le roi de France ni sa puissance ; car s’il eût eu doute, il n’eût pas fait ce qu’il fit, si comme vous orrez recorder ensuivant.


CHAPITRE CXCI.


Comment à un souper ce Philippe d’Artevelle arrangea ses capitaines ; et comment ils conclurent ensemble.


Le mercredi au soir, dont la bataille fut au lendemain, s’en vint Philippe d’Artevelle et sa puissance loger en une place assez forte entre un fossé et un bosquet, et si forte haie étoit que on ne pouvoit venir aisément jusqu’à eux ; et fut entre le Mont-d’Or et la ville de Rosebecque où le roi étoit logé. Ce soir Philippe donna à souper en son logis à tous les capitaines grandement et largement ; car il avoit bien de quoi ; foison de pourvéances le suivoient. Quand ce vint après souper, il les mit en paroles et leur dit : « Beaux seigneurs, vous êtes en ce parti et en celle ordonnance d’armes mes compagnons ; j’espoire bien que demain nous aurons besogne ; car le roi de France, qui a grand désir de nous trouver et combattre, est logé à Rosebecque. Si vous prie que vous teniez tous votre loyauté, et ne vous ébahissez de chose que vous oyez ni voyez ; car c’est sur notre bon droit que nous nous combattrons, et pour garder les juridictions de Flandre et nous tenir en droit. Admonestez vos gens de bien faire, et les ordonnez sagement et tellement que on die que par votre bon arroy et ordonnance nous ayons eu la victoire. La journée pour nous eue demain, à la grâce de Dieu, nous ne trouverons jamais seigneurs qui nous combattent ni qui s’osent mettre contre nous aux champs ; et nous sera l’honneur cent fois plus grande que ce que nous eussions le confort des Anglois ; car s’ils étoient en notre compagnie ils en auroient la renommée, et non pas nous. Avecques le roi de France est toute la fleur de son royaume, ni il n’a nullui laissé derrière ; or dites à vos gens que on tue tout sans nullui prendre à merci ; par ainsi demeurerons-nous en paix ; car je vueil et commande, sur la tête, que nul ne prenne prisonnier, si ce n’est le roi. Mais le roi vueil-je bien déporter ; car c’est un enfès : on lui doit pardonner ; il ne scet qu’il fait, il va ainsi que on le mène. Nous le mènerons à Gand apprendre à parler et à être Flamand. Mais ducs, comtes et autres gens d’armes, occiez tout : les communautés de France ne nous en sauront jà nul mal gré ; car ils voudroient, de ce suis-je tout assuré, que jamais pied n’en retournât en France ; et aussi ne fera-t-il. »

Ces capitaines qui étoient là à cette admonition, après souper avecques Philippe d’Artevelle en son logis, de plusieurs villes de Flandre et du Franc de Bruges s’accordèrent tous à celle opinion et la tinrent à bonne ; et répondirent tous d’une voix à Philippe, et lui dirent : « Sire, vous dites bien et ainsi sera fait. » Lors prindrent-ils congé à Philippe et retournèrent chacun en son logis entre leurs gens, et leur recordèrent et les endittèrent de tout ce que vous avez ouï.

Ainsi se passa la nuit en l’ost Philippe d’Artevelle ; mais environ minuit, si comme je fus adonc informé, advint en leur ost une moult merveilleuse chose, ni je n’ai point ouï la pareille en nulle manière.


CHAPITRE CXCII.


Comment la nuit dont lendemain fut la bataille à Rosebecque avint un merveilleux signe au dessus de l’assemblée des Flamands.


Quand ces Flamands furent assis et que chacun se tenoit en son logis, et toutefois ils faisoient bon gait, car ils sentoient leurs ennemis à moins de une lieue de eux, il me fut dit que Philippe d’Artevelle avoit à amie une damoiselle de Gand, laquelle en ce voyage étoit venue avecques lui ; et entrementes que Philippe dormoit sur une coute-pointe de-lez le feu de charbon en son pavillon, celle femme, environ minuit, issit hors du pavillon pour voir le ciel et le temps et quelle heure il étoit, car elle ne pouvoit dormir. Si regarda au lez devers Rosebecque, et vit en