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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

me véoient, et je les défaillois d’ordonnance et de conseil, qui suis usé et fait en telles choses, ils en seroient tout ébahis, et en recevrois blâme. Et pourroient dire les aucuns que je me serois dissimulé, et que couvertement je aurois tout ce fait et avisé pour fuir les premiers horions. Si vous prie, très cher sire, que vous ne veuilliez mie briser ce qui est fait et arrêté pour le meilleur ; et je vous dis que vous y aurez profit. »

Le roi ne sçut que dire sur celle parole : aussi ne firent ceux qui de-lez lui étoient, et qui entendu l’avoient, fors tant que le roi dit moult sagement : « Connétable, je ne dis pas que on vous ait en rien desvéé que en tous cas vous ne soyez très grandement acquitté, et ferez encore ; c’est notre entente : mais feu monseigneur mon père vous aimoit sur tous autres et se confioit en vous ; et pour l’amour et la grand’confidence qu’il y avoit, je vous voulois avoir de-lez moi à ce besoin et en ma compagnie. » — « Très cher sire, dit le connétable, vous êtes si bien accompagné de si vaillans gens, et tout a été fait par si grand’délibération de conseil, que on n’y pourroit rien amender ; et ce vous doit bien et à votre noble et discret conseil suffire. Si vous prie, que pour Dieu, très cher sire, laissez-moi convenir en mon office ; et vous aurez demain, par la grâce de Dieu, en votre jeune avénement, si belle journée et aventure, que tous vos amis en seront réjouis, et vos ennemis courroucés. »

À ces paroles ne répondit rien le roi, fors tant qu’il dit : « Connétable, et je le vueil ; et faites, au nom de Dieu et de Saint Denis, votre office, je ne vous en quiers plus parler ; car vous y voyez plus clair que je ne fais, ni tous ceux qui ont mises avant ces paroles : soyez demain à ma messe. » — « Sire, dit le connétable, volontiers. » Atant prit-il congé du roi, qui lui donna liement : si s’en retourna à son logis avecques ses gens et compagnons.


CHAPITRE CXCV.


Comment le jeudi au matin les Flamands partirent d’un fort lieu ; et comment ils s’assemblèrent sur le Mont-d’Or ; et là furent ce jour combattus et déconfits.


Quand ce vint le jeudi au matin, toutes gens d’armes s’appareillèrent, tant en l’avant-garde et en l’arrière-garde, comme aussi en la bataille du roi ; et s’armèrent de toutes pièces, hormis les bassinets, ainsi que pour entrer en la bataille ; car bien savoient les seigneurs que point n’istroient du jour sans être combattus, pour les apparences que leurs fourrageurs, le mercredi, leur avoient rapportées des Flamands, qu’ils avoient cru qui les approchoient, et qui la bataille demandoient. Le roi de France ouït à ce matin sa messe, et aussi firent plusieurs seigneurs, qui tous se mirent en prière et en dévotion envers Dieu qui les voulsist jeter du jour à honneur. Celle matinée leva une très grande bruine et très épaisse, et si continuelle que à peine véoit-ou un arpent loin ; dont les seigneurs étoient tout courroucés ; mais amender ne le pouvoient. Après la messe du roi, où le connétable et plusieurs hauts seigneurs furent pour parler ensemble et avoir avis quelle chose on feroit, ordonné fut que messire Olivier de Cliçon, connétable de France, messire Jean de Vienne, amiral de France, messire Guillaume de Poitiers, bâtard de Langres, ces trois vaillans chevaliers et usés d’armes, iroient pour découvrir et aviser de près les Flamands, et en rapporteroient au roi et à ses oncles la vérité ; et entrementes le sire de Coucy, le sire de la Breth et messire Hugues de Châlons entendroient à ordonner les batailles.

Adonc se départirent du roi les trois dessus nommés, montés sur fleur de coursiers, et chevauchèrent en cel endroit où ils pensoient qu’ils les trouveroient et la nuit logés ils étoient.

Vous devez savoir que le jeudi au matin quand cette forte bruine fut levée, les Flamands qui s’étoient traits dès devant le jour en ce fort lieu, si comme ci-dessus est dit, et ils se furent là tenus jusques à environ huit heures, et ils virent que ils ne oyoient nulles nouvelles des François, et ils se trouvèrent une si grosse bataille ensemble, orgueil et outrecuidance les réveilla ; et commencèrent les capitaines à parler l’un à l’autre, et plusieurs de eux aussi, en disant : « Quelle chose fesons-nous ci, étant sur nos pieds, et nous réfroidons ? Que n’allons-nous avant de bon courage, puisque nous en avons la volonté, requerre nos ennemis et combattre ? Nous séjournons-ci pour néant ; jamais les François ne nous venroient ci-querre : allons à tout le moins jusques sur le Mont-d’Or, et prenons