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LIVRE II.

deaux, qui leur passoient ces cottes de maille tout outre et les prenoient en chair : dont ceux qui en étoient atteints se restreignirent pour eschever les horions ; car jamais, si amender le pussent, ne se missent avant pour eux empaler. Là les mirent ces gens d’armes en tel détroit qu’ils ne se pouvoient aider ni ravoir leurs bras, ni leurs plançons pour férir, ni eux défendre. Là perdoient plusieurs force et haleine, et chéoient l’un sur l’autre, et éteignoient et mouroient sans coup férir : là fut Philippe d’Artevelle enclos et navré de glaives et abattu, et des gens de Gand qui l’aimoient et gardoient grand’foison de-lez lui. Quand le page Philippe vit la mésaventure venir sur les leurs, il étoit bien monté sur bon coursier ; si se partit et laissa son maître, car il ne lui pouvoit aider ; et retourna vers Courtray pour revenir à Gand.

Ainsi fut faite et assemblée celle bataille ; et lorsque des deux côtés les Flamands furent étreints et enclos ils ne passèrent plus avant, car ils ne se pouvoient aider. Adonc se remit la bataille du roi en vigueur, qui avoit du commencement un petit branlé. Là entendoient gens d’armes à abattre Flamands à pouvoir ; et avoient les aucuns haches bien acérées dont ils rompoient bassinets et décerveloient têtes ; et les aucuns plombées dont ils donnoient si grands horions qu’ils les abattoient à terre. À peine étoient Flamands abattus, quand pillards venoient qui se boutoient entre les gens d’armes, et portoient grands couteaux dont ils les paroccioient ; ni nulle pitié ils n’en avoient, non plus que si ce fussent chiens.

Là étoit le cliquetis sur ces bassinets si grand et si haut, d’épées, de haches, de plombées et de maillets de fers, que on n’y oyoit goutte pour la noise. Et ouïs dire que, si tous les haulmiers de Paris et de Bruxelles fussent ensemble, leur métier faisant, ils n’eussent pas mené ni fait greigneur noise comme les combattans et les férans sur ces bassinets faisoient.

La ne se épargnoiont point les chevaliers ni écuyers, mais mettoient la main à l’œuvre de grand’volonté, et plus l’un que l’autre : si en y ot aucuns qui se avancèrent et boutèrent en la presse trop avant ; car ils y furent enclos et éteints, et par espécial messire Louis de Cousant un chevalier de Berry, et messire Fleton de Revel, fils au seigneur de Revel : encore en y ot des autres, dont ce fut dommage ; mais si grosse bataille comme celle, où tant avoit de peuple, ne se peut parfournir, au mieux venir pour les victorieux, qu’elle ne coûte grandement. Car jeunes chevaliers et écuyers qui désiroient les armes, s’avançoient volontiers pour leur honneur et pour acquerre grâce ; et la presse étoit là si grande, et l’affaire si périlleuse pour ceux qui étoient enclos ou chus, que si on n’avoit bonne aide on ne se pouvoit relever. Par ce parti y ot des François morts et éteints aucuns ; mais plenté ne fut-ce mie ; car quand il venoit à point ils aidoient l’un à l’autre. Là fut un mont et un tas de Flamands occis moult long et moult haut. Et de si grand’bataille et de si grand’foison de gens morts comme il y ot là, on ne vit oncques si peu de sang issir qu’il en issit ; et c’étoit au moyen de ce qu’ils étoient beaucoup d’éteints et étouffés dans la presse, car iceux ne jetoient point de sang.

Quand ceux qui étoient derrière virent que ceux qui étoient devant fondoient et chéoient l’un sur l’autre, et qu’ils étoient tous déconfits, si s’ébahirent ; et commencèrent à jeter leurs plançons jus et leurs armures, et eux déconfire et tourner vers Courtray en fuite et ailleurs ; ni ils n’avoient cure fors que pour eux mettre à sauveté ; et Bretons et François après, qui les enchassoient en fossés, en aulnaies et en bruyères, ci dix, ci douze, ci vingt, ci trente, et les combattoient de rechef, et là les occioient s’ils n’étoient plus forts d’eux. Et si en y ot grand’foison de morts en chasse entre la bataille et Courtray où ils se retiroient à garant ; et du demeurant qui se put sauver il se sauva, mais ce fut moult petit ; et se retrayoient les uns à Courtray, les autres à Gand, et les autres chacun où il pouvoit.

Cette bataille fut sur le Mont-d’Or, entre Courtray et Rosebecque, en l’an de grâce Notre Seigneur mil trois cent quatre vingt et deux, le jeudi devant le samedi de l’Avent, au mois de novembre le vingt septième jour[1] ; et étoit pour lors le roi Charles de France au quatorzième an de son âge.

  1. La bataille de Rosebecque fut gagnée, non le 27, mais le 29 novembre 1382.