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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

encore feroient les dessus dits ôter toutes les chaînes des rues de Paris, pour chevaucher partout plus aisément et sans danger. Si comme il fut ordonné il fut fait.

    encore la chose plus déplorable, car ayant eu avis de la mort ignominieuse de son mari, elle ne voulut point survivre à cette perte ni à l’affront, et dans le transport d’une subite fureur, elle se précipita de sa fenêtre dans la rue, toute grosse qu’elle était, et s’écrasa avec son enfant.

    « Cinq jours après, le roi et ses oncles furent conseillés de faire arracher les chaînes de fer qu’on tendait la nuit par les rues, qui furent portées au bois de Vincennes ; et ayant ensuite été fait commandement, sur peine de la vie, à tous ceux de la ville de porter leurs armes au palais ou au château du Louvre, on dit qu’il s’en trouva une telle quantité qu’il y avait pour armer huit cent mille hommes. On s’avisa encore d’un moyen pour affaiblir la ville et pour faire que le roi pût aller et venir avec tant de gens qu’il lui plairait sans rien craindre de la part du peuple, ce fut de ruiner la vieille porte de Saint-Antoine, et de se rendre maître des deux principales avenues de Paris par l’achèvement d’une forteresse (la Bastille), que le feu roi avait commencée au même faubourg, et par la construction d’une tour auprès du Louvre, qu’on environna d’un fossé où l’on fit venir l’eau de la rivière.

    « Le second samedi du même mois, la duchesse d’Orléans arriva à Paris et fit tous ses efforts pour amollir le courroux du roi et de ses oncles, mais le temps de la miséricorde n’était pas encore venu, et tout ce qu’elle put obtenir, fut que l’on différât à la semaine prochaine, pour son respect, le supplice de ces criminels qu’on menait décapiter. Le même jour, le recteur de l’université, accompagné des plus fameux docteurs et de tout ce qu’il y avait de plus excellens professeurs, vint aussi pour tâcher de fléchir le roi par une belle et docte harangue sur le sujet de la clémence, et celui qui porta la parole appuya de beaucoup d’exemples de la débonnaireté de ses prédécesseurs, qui avaient si bien préféré cette vertu royale à toutes les autres, qu’on leur pouvait appliquer cet éloge, les rois d’Israël sont clémens. Je ne rapporterai point ici cette harangue en son entier, et je me contenterai de dire que l’orateur tourna le cœur du roi par tant de moyens, qu’il l’attendrit, et qu’il le résolut au pardon, et à épargner le sang des bourgeois, après lui avoir remontré par de fortes autorités, qu’il n’était pas juste que ce qui n’était arrivé que par l’emportement de quelques insensés, tournât à la ruine et au déshonneur d’une infinité de gens mieux intentionnés pour son service.

    « Le duc de Berry leur répondit pour le roi : « Puisque c’est une vertu royale de châtier les factieux et les perturbateurs du repos public, il est constant que l’émotion de Paris ayant éclaté si publiquement, tout ce qu’il y a de bourgeois y a part, et que tous par conséquent sont coupables de mort et de confiscation de leurs biens. Mais le roi n’ignore pas qu’il n’y en ait quelques-uns qui n’ont point trempé dans tout ce qui s’est fait, et qui en ont été très déplaisans, et c’est pour la considération de ceux-là que le roi ne veut pas étendre sur le général, l’offense de quelques mauvais particuliers, pour ne pas envelopper l’innocent avec le criminel, sa résolution étant de satisfaire plutôt à la justice qu’à son ressentiment, et de faire un exemple de la punition des principaux auteurs des désordres passés. »

    « Par divers jours des deux semaines suivantes plusieurs des complices eurent la tête tranchée par sentence du prévôt de Paris, et entr’eux un bourgeois fort accrédité dans le peuple, nommé Nicolas le Flament, noté depuis long-temps et dès le règne du roi Jean, comme il a été dit en son lieu, pour avoir assisté au meurtre du maréchal de M. le Dauphin Charles son fils qui s’appelait Robert de Clermont. La nouvelle de son supplice étonna fort tous les autres prisonniers ; et il y en eut deux que leur mauvaise destinée arma contre eux-mêmes, et qui pour se délivrer de l’ignominie de l’échafaud, prévinrent une mort publique par un meurtre volontaire.

    « J’ai appris de quelques-uns qui avaient entrée dans les conseils qu’on parlait fort des subsides parmi toutes ces exécutions, et que les avis furent différens sur la proposition qu’on fit de les rétablir. Ils ne savaient que trop, tout ce qu’ils étaient de conseillers d’état, que ces impositions étaient d’un droit récent, qu’elles n’avaient été instituées que pour le besoin des guerres et pour la nécessité de la réparation des maisons royales, et que ce n’était que du consentement des peuples, qui de tout temps avaient été requis pour en faire la levée, qu’on les avait payées depuis le règne du feu roi ; mais quelques-uns qui voulaient qu’on tirât avantage de l’état présent, ne furent pas seulement d’avis qu’on les remit sus, ils proposèrent d’en faire un par domaine du roi, et qu’on en attribuât la direction et la connaissance à des juges et officiers royaux. D’autres plus prudens et plus clairvovans, qui jugeaient du futur par le passé, craignirent que cette nouveauté ne fît crier tous les peuples, et ne donnât sujet à une rébellion générale dans le royaume. Leur sentiment, qui fut suivi, fut de garder l’ancien usage. Tous convinrent du rétablissement des impôts, et l’on fit publier à son de trompe le péage des gabelles, de douze deniers pour livre de toutes marchandises vendues, du quatrième du vin débité à pots, et de douze sols d’augmentation pour chaque muid. Ainsi ce peuple qui peu de jours auparavant refusait insolemment de porter la moindre charge, fut contraint de subir ce joug sans oser dire mot.

    « Les Parisiens avaient une vieille coutume d’élire entre eux, et de changer le prévôt des marchands et les échevins, qui connaissaient et qui jugeaient toutes les causes qui survenaient en fait de marchandises, tant entre bourgeois qu’avec les étrangers qui trafiquaient à Paris ; et parce que ce privilége était de grande autorité, le roi fût conseillé de l’ôter. Il fut aboli le dernier jour de février, et il fut dit que pour entretenir cette juridiction, le roi commettrait à l’office de la prévôté une personne qui l’exercerait en son nom, et non plus au nom des bourgeois. Il y avait encore certaines confréries en l’honneur de quelques saints, qui étaient affectées par dévotion à certaines chapelles, où diverses sortes d’artisans s’assemblaient, qui mangeaient ensemble et se réjouissaient après le service ; mais comme on crut que cela pouvait donner lieu aux factieux de faire de mauvais partis et de prendre des résolutions contre le service du roi et contre le repos public, elles furent toutes interdites, jusqu’à ce qu’il plût à sa majesté d’en permettre la continuation.

    « Le même jour il y eut sentence de mort contre douze criminels tous complices de la sédition, et avec eux était