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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

mille, les autres de trois mille, les autres de huit mille ; et ainsi tant que on leva bien de Paris adonc, au profit du roi, ou de ses oncles ou de leurs ministres, la somme de neuf cent soixante mille francs. Et ne demandoit-on rien aux moyens ni aux petits, fors aux grands maîtres où il avoit assez à prendre ; et encore eux tous heureux, quand ils purent échapper pour payer finance. Et leur fit-on toutes leurs armures chacun par lui mettre en sacs et porter au chastel de Beauté que on dit au bois de Vincennes, et là enclore les armures en la grosse tour, et tous les maillets aussi.

Ainsi furent menés en ce temps les Parisiens, pour donner exemple à toutes autres bonnes villes du royaume de France ; et furent remis sus subsides, gabelles, aides, fouages, douzième, treizième, et toutes manières de telles choses, et le plat pays avec ce tout riflé.

Encore avec tout ce, le roi et son conseil en firent prendre et mettre en prison desquels que ils voulurent : si en y ot beaucoup de noyés ; et pour apaiser le demeurant et ôter les ébahis de leur effroi, on fit crier de par le roi ens ès carrefours, que nul sur la hart ne forfît aux Parisiens, ni ne prensist, ni pillât rien ès hôtels, ni parmi la ville. Ce ban et ce cri apaisa grandement ceux qui étoient en doute ; et ceux aussi refreignirent qui étoient en volonté de mal faire. Toutefois on mit hors du Chastelet un jour plusieurs hommes de la ville de Paris jugés à mort pour leurs forfaitures et pour émouvement de commun ; dont on fut émerveillé de maître Jean des Marets qui étoit tenu et renommé à sage homme et notable. Et veulent bien dire les aucuns que on lui fit tort ; car on l’avoit toujours vu homme de grand’prudence et de bon conseil, et avoit toujours été l’un des greigneurs et authentiques qui fut en parlement sur tous les autres, et servi au roi Philippe, au roi Jean et au roi Charles, que oncques il ne fut vu ni trouvé en nul forfait, fors adonc[1]. Toutefois il fut jugé à être décollé, et environ quatorze en sa compagnie. Et entrementes que on l’amenoit à sa décollation sus une charrette et séant sus une planche dessus tous les autres, il demandoit : « Où sont ceux qui me ont jugé ? Qu’ils viennent avant et me montrent la cause et la raison pourquoi ils m’ont jugé à mort. » Et là prêchoit-il au peuple, en allant à sa fin, et ceux qui devoient mourir en sa compagnie ; dont toutes gens avoient grand’pitié ; mais ils n’en osoient parler. Là fut-il amené au marché des halles ; et là devant lui tout premier furent décollés ceux qui en sa compagnie étoient ; et en y ot un que on nommoit Nicolas le Flament, un drapier, pour qui on offroit pour lui sauver sa vie soixante mille francs ; mais il mourut. Quand on vint pour décoller maître Jean des Marets, on lui dit : « Maître Jean, criez merci au roi que il vous pardonne vos forfaits. » Adonc se tourna-t-il, et dit : « J’ai servi au roi Philippe son aïeul et au roi Jean son tayon, et au roi Charles son père, bien et loyalement ; ni oncques cils trois rois, ses prédécesseurs, ne me sçurent que demander ; et aussi ne feroit celui-ci si il avoit âge et connoissance d’homme ; et cuide bien que de moi juger il n’en soit en rien coupable : si ne lui ai que faire de crier merci, et non à autre ; et lui prie bonnement que il me pardonne mes forfaits. » Adonc prit-il congé au peuple dont la greigneur partie pleuroit pour lui. En cet état mourut maître Jean des Marets.

Pareillement en la cité de Rouen, pour maistriser la ville, en y ot aucuns exécutés et plusieurs rançonnés ; et aussi à Reims, à Châlons, à Troyes, à Sens et à Orléans ; et furent les villes taxées à grands sommes de florins, pour tant que ils avoient au commencement désobéi aurai. Et fut levée en cette saison parmi le royaume de France si grande somme de florins que merveilles seroit du dire. Et tout alloit au profit du duc de Berry et du duc de Bourgogne ; car le jeune roi étoit en leur gouvernement. Au voir dire, le connétable de France et les maréchaux en orent leur part pour payer les gens d’armes qui les avoient servis en ce voyage de Flandre. Et furent les seigneurs, tels que le comte de Blois, le comte de la Marche, le comte d’Eu, le comte de Saint-Pôl, le comte de Harecourt, le Dauphin d’Auvergne, le sire de Coucy et les grands barons de France assignés sur leurs terres et pays à prendre de ce que le roi leur devoit pour les services que ils lui avoient faits en Flandre, pour eux acquitter envers leurs gens. De tels assignations ne sais-je pas si les seigneurs en furent payés, ni comment ; car

  1. Voyez dans la note précédente le récit du moine de Saint-Denis. Froissart qui ne sympathise qu’avec les chevaliers, est cependant juste avec les autres.