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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

les Anglois lui faisoient guerre et avoient pris Gravelines ; si se commença à douter de eux et du Franc de Bruges, et appela son conseil que il avoit de-lez lui et leur dit : « Je m’émerveille de ces Anglois qui me queurent sus et prennent mon pays, quel chose ils me demandent, quand, sans moi défier, ils sont entrés en ma terre. » — « Sire, répondirent les aucuns, voirement sont ces choses à émerveiller ; mais on peut supposer que ils tiennent maintenant la comté de Flandre pour France, pour ce que le roi de France a chevauché si avant et que le pays s’est rendu à lui. » — « Et quelle chose est bonne, dit le comte, que nous en fassions ? » — « Il seroit bon, répondirent ceux de son conseil, que messire Jean Vilain et messire Jean Moulin qui ci sont, et lesquels sont à la pension du roi d’Angleterre, allassent de par vous en Angleterre parler au roi et lui montrer bien et sagement celle besogne ; et lui demandassent de par vous à quelle cause il vous fait guerroyer ; et puisque guerre il vous vouloit faire, il le vous dût avoir signifié et défier ; et que ce n’est pas honorablement guerroyer. Espoir quand il orra vos chevaliers et messagers parler, se courroucera-t-il sur ceux qui vous font guerre, et les retraira à leur blâme hors de votre pays. » — « Voire, dit le comte, mais entrementes que nos chevaliers iront en Angleterre, ceux qui sont à Gravelines, qui ne leur ira au-devant, pourront trop durement porter grand dommage à ceux du Franc. » Donc fut répondu au comte et lui fut dit : « Sire, toujours convient que on voise parler à eux, tant pour avoir un sauf-conduit pour aller à Calais et en Angleterre, que pour savoir quelle chose ils vous demandent ; et messire Jean Vilain et messire Jean Moulin sont bien si avisés que, tout en parlant, ils mettront le pays assur. » — « Je le veuil, » dit le comte. Adonc furent les deux chevaliers informés de par le comte et son conseil, pour parler tant à l’évêque de Norduich, comme du voyage dont ils sont chargés d’aller en Angleterre, et de quelle chose ils parleroient au roi d’Angleterre et à ses oncles.

Entrementes que ces chevaliers s’ordonnoient pour venir à Gravelines parler à l’évêque de Norduich, s’assembloit tout le pays d’environ Bourbourch, Berghues, Cassel, Pourperinghe, Furnes, le Neufport et autres ; et s’en venoient vers Dunquerque ; et là se tenoient en la ville, et disoient que briévement ils défendroient et garderoient leur frontière et combattroient les Anglois ; et avoient ces gens de Flandre à capitaine un chevalier qui s’appeloit messire Jean Sporequin, gouverneur et regard de toute la terre madame de Bar, laquelle est en la frontière et marche dont je parle et siéd tout jusques aux portes de Yppre. Ce messire Jean Sporequin ne savoit rien que le comte voulsist envoyer en Angleterre ; car le Hazle de Flandre l’étoit venu voir à trente lances, et lui avoit dit que voirement étoit le comte à Lille, mais il n’en savoit autre chose ; et devoit marier sa sœur au seigneur de Waurin. Donc ces deux chevaliers rendoient grand’peine à émouvoir le pays et mettre ensemble les bons hommes. Et se trouvoient bien, de hommes à piques et à plançons et à cottes de fer, à aucquetons, à chapeaux de fer et à bassinets, plus de douze mille, et tous apperts compagnons de la terre madame de Bar, entre Gravelines et Dunquerque, si comme je fus informé. À trois lieues près et en-mi chemin siéd la ville de Mardique, un grand village sur la mer, tout desclos. Jusques à là venoient les Anglois courir ; et là avoit à la fois des escarmouches. Or vinrent à Gravelines messire Jean Vilain et messire Jean Moulin envoyés de par le comte, et vinrent sous un bon sauf conduit que ils avoient attendu à Bourbourch, tant que l’un de leurs hérauts leur ot apporté. Quand ils furent venus à Gravelines on les logea : ils se trairent, assez tôt après ce que ils furent descendus, devers l’évêque de Norduich, qui leur fit, par semblant, assez bonne chère ; et avoit ce jour donné à dîner à tous les barons et chevaliers de l’ost ; car bien savoit que les chevaliers du comte devoient venir ; si vouloit que ils les trouvassent tous ensemble.

Lors commencèrent à parler les deux chevaliers dessus nommés, et dirent à l’évêque : « Sire, nous sommes ci envoyés de par monseigneur de Flandre. » — « Quel seigneur ? » dit l’évêque. « Le comte, sire, répondirent ceux ; il n’y a autre seigneur en Flandre de lui. » — « En nom de Dieu ! dit l’évêque, nous y tenons à seigneur le roi de France ou le duc de Bourgogne nos ennemis ; car par puissance ils ont en celle saison conquis tout le pays. » — « Sauve soit votre grâce, répondirent les chevaliers, la terre fut à Tournay ligement rendue et remise