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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

voyèrent toutes nues en leurs chemises ou ès plus povres et petits habits qu’elles eussent. Ainsi s’en vinrent-elles à Tournay ; et les hommes qui échappés étoient à Mons, à Condé, à Ath, ou à Valenciennes, ou à Tournay, ou là où le mieux pouvoient.

Ces nouvelles s’épandirent en moult de lieux comment Audenarde étoit prise : si en furent très grandement réjouis à Gand ; et dirent les Gantois que François Acreman avoit fait une haute et grande emprise, et qu’on lui devoit bien compter et tourner à grand’vaillance. Si demeura François Acreman, capitaine d’Audenarde, et y conquit moult grand avoir, et de belles pourvéances grand’foison qui bien vinrent à point à ceux de Gand, blés, avoines et vins ; et fut tout acquis à eux tout l’avoir qui étoit de Flandre, de France et de Tournay : mais tout ce qui étoit de Hainaut fut sauvé ; ni oncques ils n’en levèrent rien ni prirent que tout ne payassent bien volontiers.


CHAPITRE CCXIV.


Comment Aymerigot Marcel et ses gens prindrent le chastel de Mercuer en Auvergne ; et comment il le rendit par composition.


En celle propre semaine avint aucques une telle emprise en Auvergne, où les Anglois tenoient plusieurs chasteaux marchissans à la terre du comte Dauphin d’Auvergne et de l’évêque de Saint-Flour et de Clermont. Et pour ce que les compagnons qui les forteresses tenoient, savoient bien que le pays d’Auvergne étoit vuids de gens d’armes, car les chevaliers et les barons étoient tous ou en partie avec le roi de France en ce voyage de Flandre, se mettoient-ils en peine de prendre et d’embler et d’écheller forteresses. Et avint que Aymerigot Marcel, capitaine d’Aloise, un fort chastel à une lieue de Saint-Flour, cueillit de ses compagnons, et se partit de son fort à un ajournement, lui trentième tant seulement ; et s’en vinrent chevaucher à la couverte devers la terre du comte Dauphin. Et avoit cil Aymerigot jeté sa visée à prendre et écheller le chastel de Mercuer dont le comte Dauphin porte les armes ; et s’en vinrent par bois et par divers pays Aymerigot et ses gens loger de haute heure en un petit bosquetel, assez près du chastel de Mercuer, et là se tinrent jusques au soleil esconsant, que le bétail et ceux du chastel furent tous rentrés dedans.

Entrementes que le capitaine, que on appeloit Girauldon Buffiel, et ses gens séoient au souper, ces Anglois qui étoient tous pourvus de leur fait et d’échelles, dressèrent leurs échelles et entrèrent dedans tout à leur aise. Ceux même du chastel alloient à celle heure parmi la cour ; si commencèrent à crier quand ils virent ces gens entrer au chastel par les murs, et à dire : « Trahi ! trahi ! » Et quand Girauldon en ouït la voix, il n’ot plus de recours pour lui sauver que par une fausse voie que il savoit, qui entroit par sa chambre en une grosse tour qui étoit garde de tout le chastel. Tantôt il se trait celle part ; et prit les clefs du chastel et les emporta avecques lui et s’enclost là dedans, entrementes que Aymerigot et les siens entendoient à autre chose. Quand ils virent que le chastelain leur étoit échappé et retrait en la grosse tour qui n’étoit pas à prendre par eux, si dirent que ils n’avoient rien fait. Si se repentoient grandement de ce que ils s’étoient là enclos, car ils ne pouvoient hors issir par la porte. Adonc s’avisa Aymerigot et vint à la tour parler au chastelain, et lui dit : « Girauldon, baille-nous les clefs de la porte du chastel, et je t’ai en convenant que nous sauldrons hors sans faire nul dommage au chastel. » — « Voire, dit Girauldon ; si emmeneriez mon bétail où je prends toute ma chevance. » — « Çà mets ta main, dit Aymerigot, et je te jurerai que tu n’y auras nul dommage. »

Adonc le fol et le mal conseillé, par une petite fenêtre qui étoit en l’huis de la tour, lui bailla sa main pour faire jurer sa foi. Sitôt que Aymerigot tint la main du chastelain, il la tira à lui et l’estraindi moult fort, et demanda sa dague, et dit et jura que il lui attacheroit la main à l’huis, si il ne lui délivroit tantôt les clefs de là dedans. Quand Girauldon se vit ainsi attrapé, si fut tout ébahi, et à bonne cause ; car si Aymerigot n’eût tantôt eu les clefs, ne l’eût nient déporté que il ne lui eût mis et attaché la main à l’huis. Si délivra de l’autre main les clefs ; car elles étoient de côté lui. « Or regardez, dit Aymerigot à ses compagnons quand il tint les clefs, si j’ai bien sçu décevoir ce fol ; je en prendrois bien assez de tels. » Adonc ouvrirent-ils la tour et en furent maîtres, et mirent hors le chastelain sans autre dommage et toutes les maisnies du chastel.