Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/320

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
314
[1385]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.


CHAPITRE CCXXVIII.


Comment messire Jean de Vienne, amiral de France, et les François passèrent en Escosse ; et des termes, que les Escossois leur tinrent ; et le meschef et peine qu’ils y souffrirent.


L’armée de France qui s’en alloit en Escosse avoit vent à volonté ; car il étoit le mois de mai que les eaues sont en leur douceur, et si est l’air serein et coi. Si costièrent de commencement Flandre, et puis Zélande, Hollande et Frise ; et exploitèrent, tant que ils approchèrent Escosse et que ils la virent. Mais ainçois qu’ils y pussent parvenir, il mésavint par grande infortuneté à un bon et jeune chevalier de France, appert homme d’armes, qui s’appeloit messire Aubert de Hangest. Le chevalier étoit jeune et de grand’volonté ; et pour montrer appertise de corps, tout armé il se mit à monter amont et à ramper contre la cable de la nef où il étoit : en ce faisant le pied lui faillit, il fut renversé en la mer ; et là périt, ni oncques on ne lui put aider ; car tantôt il fut effondré pour les armures dont il étoit vêtu ; et aussi la nef fut tantôt éloignée ; à ce n’avoit nul remède. De la mort et de la mésaventure du chevalier furent tous les barons et les chevaliers courroucés ; mais passer leur convint, car amender ne le purent.

Depuis singlèrent-ils tant que ils arrivèrent et prindrent terre à Haindebourch[1], la souveraine cité et ville d’Escosse, et là où le roi se tient le plus quand il est au pays. Le comte de Douglas et le comte de Mouret qui les attendoient, et qui étoient tous avisés et informés de leur venue, se tenoient en la ville de Haindebourch. Sitôt qu’ils sçurent que l’armée de France étoit venue, ils vinrent contre eux sur le hâvre, et les recueillirent moult doucement, et leur dirent que bien fussent-ils venus et arrivés au pays. Et reconnurent ces barons d’Escosse tout premier messire Geoffroy de Chargny ; car il avoit été la saison passée en Escosse, et bien deux mois en leur compagnie. Messire Geoffroy qui bien le sçut faire, les accointa de l’amiral et des barons de France. Pour le temps, le roi d’Escosse n’étoit pas encore venu à Haindebourch, mais se tenoit en la Sauvage Escosse[2], où par usage il se tenoit plus volontiers que ailleurs ; mais il y avoit là trois ou quatre de ses fils qui reçurent ces seigneurs moult doucement, et leur dirent que le roi venroit temprement.

De ces paroles ils se contentèrent, et se logèrent les seigneurs et leurs gens en Haindebourch, au mieux qu’ils purent ; et qui ne pouvoit être logé en la ville il se logeoit ens ès villages environs ; car Haindebourch, combien que le roi y tienne son siége et que ce soit Paris en Escosse, si n’est-ce pas une telle ville comme Tournay ou Valenciennes ; car il n’y a pas en toute la ville quatre cents maisons[3]. Si convint leurs seigneurs prendre leurs logis aux villages environs à Domfremelin, à Quineffery, à Cassuelle, à Dombare, à Dalquest et ens ès autres villages ; et ne les laissoit-on entrer en nuls des forts.

Ces nouvelles s’épandirent parmi Escosse que il y avoit grand’foison de gens d’armes venus en leur pays. Si commencèrent à murmurer les aucuns et à dire : « Quel diable les a mandés ? Ne savons-nous pas bien faire notre guerre sans eux aux Anglois ? Nous ne ferons jà bonne besogne tant comme ils soient avec nous. On leur dise que ils s’en revoisent, et que nous sommes gens assez en Escosse pour parmaintenir notre guerre, et que point nous ne voulons leur compagnie. Ils ne nous entendent point, ni nous eux ; nous ne savons parler ensemble ; ils auront tantôt riflé et mangé tout ce qui est en ce pays : ils nous feront plus de contraires, de dépits et de dommages, si nous les laissons convenir, que les Anglois ne feroient si ils s’étoient embattus entre nous sans ardoir. Et si les Anglois ardent nos maisons, que peut-il chaloir ? Nous les aurons tantôt refaites à bon marché, nous n’y mettons au refaire que trois jours, mais que nous ayons quatre ou six estaches et de la ramée pour lier par dessus. »

Ainsi disoient les Escots en Escosse à la venue des seigneurs de France ; et n’en faisoient nul compte, mais les hayoient en courage et les diffamoient en leur langage ce qu’ils pouvoient, ainsi comme rudes gens et sans honneur certes

  1. C’est-à-dire à Leith, port à une demi-lieue d’Édimbourg.
  2. Froissart donne ce nom à la partie montagneuse de l’Écosse. La ville de Slirling, résidence ancienne des rois d’Écosse, est en effet voisine des Highlands.
  3. Édimbourg a bien changé de face aujourd’hui. Sans y comprendre le port et la ville de Leith, qui ne sont en quelque sorte qu’un des faubourgs de cette capitale intellectuelle de la Grande-Bretagne, Édimbourg contient près de cent mille âmes.