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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

et r’allé en son logis. Les archers s’en vinrent vers leur maître, et lui contèrent l’aventure. Messire Richard en fit bien compte, et dit que ils avoient mal exploité. « Par ma foi, dit l’archer, il convenoit que ce advenist, si je ne voulois être mort. Et encore ai-je plus cher que je l’aie mort que ce qu’il m’eût mort. » — « Or va, va, dit messire Richard, ne te mets point en voie qu’on te puisse trouver ; je ferai traiter de ta paix à messire Jean de Hollande par monseigneur mon père ou par autrui. » L’archer répondit, et dit : « Sire, volontiers. »

Nouvelles vinrent à messire Jean de Hollande que un des archers à messire Jean de Staffort avoit tué son écuyer, celui au monde qu’il aimoit mieux, et la cause pourquoi, on lui dit que ce avoit été par la coulpe de messire Nicle, ce chevalier estraigne. Quand messire Jean de Hollande fut informé de cette adventure, si cuida bien forcener d’annoi, et dit : « Jamais ne beuvrai ai ne mangerai si sera ce amendé. » Tantôt il monte à cheval et fait monter aucuns de ses hommes, et se part de son logis, et ja étoit tout tard, et se trait sur les champs et fit enquérir où ce messire Nicle étoit logé. On lui dit que on pensoit bien qu’il étoit logé en l’arrière-garde avecques le comte Devensière, et le comte de Staffort et leurs gens. Messire Jean de Hollande prit ce chemin, et commença à chevaucher à l’aventure pour trouver messire Nicle. Ainsi comme il et ses gens chevauchoient entre haies et buissons, sur le détroit d’un pas où on ne se pouvoit détourner que on n’encontrât l’un l’autre, messire Richard de Staffort et lui s’entrecontrèrent. Pour ce que il étoit nuit, ils demandèrent en passant : « Qui est là ? » Et entrèrent l’un dedans l’autre : « Je suis Staffort, » — « Et je suis Hollande. » Donc dit messire Jean de Hollande qui étoit encore en sa félonie : « Staffort, Staffort, aussi te demandois-je ; tes gens m’ont tué mon écuyer que je tant aimois. » Et à ces mots il lance une épée de Bordeaux qu’il tenoit toute nue. Le coup chéy sur messire Richard de Staffort ; si lui bouta au corps et l’abattit mort, dont ce fut grand’pitié ; et puis passa outre, et ne savoit pas encore qui il eût assené, mais bien savoit qu’il en avoit l’un mort. Là furent les gens messire Richard de Staffort moult courroucés, ce fut raison, quand ils virent leur maître mort ; et commencèrent à crier : « Ha, ha, Hollande, Hollande ! vous avez mort le fils du comte de Staffort : pesantes nouvelles seront au père quand il le saura. » Aucunes gens de messire de Hollande entendirent ce ; si le dirent à leur maître : « Sire, vous avez mort messire Richard de Staffort. » — « À la bonne heure, dit messire Jean, j’ai plus cher que je l’aie mort que moindre de lui ; or ai-je tant mieux vengé mon écuyer. »

Adonc s’en vint messire Jean de Hollande en la ville de Saint-Jean de Buvrelé et en prit la franchise ; et point ne s’en départit, car la ville est franche ; et bien savoit qu’il y auroit pour la mort du chevalier grand trouble en l’ost. Et ne savoit que son frère le roi d’Angleterre en diroit. Donc, pour eschiver tous périls, il s’enferma en la dite ville.

Les nouvelles vinrent au comte de Staffort que son fils étoit occis par grand’mésaventure. « Occis ! dit le comte ; et qui l’a mort ? » On lui recorda, ceux qui au fait avoient été : « Monseigneur, le frère du roi, messire Jean de Hollande. » Adonc lui fut recordé la cause, et comment et pourquoi. Or devez-vous penser et sentir que cil qui aimoit son fils, car plus n’en avoit, et si étoit beau chevalier, jeune et entreprenant, fut courroucé outre mesure ; et manda, quoiqu’il fût nuit, tous ses amis, pour avoir conseil comment il en pourroit user ni soi contrevenger. Toutefois les plus sages et les mieux avisés de son conseil le refrenèrent, et lui dirent que à lendemain on remontreroit ce au roi d’Angleterre, et seroit requis que il en fit loi et justice.

Ainsi se passa la nuit ; et fut messire Richard de Staffort ensepveli au matin en une église d’un village qui là est ; et y furent tous ceux de son lignage, barons, chevaliers et écuyers qui en celle armée étoient.

Après l’obsèque fait, le comte de Staffort et eux bien soixante de son lignage et du lignage son fils montèrent sur leurs chevaux et s’en vinrent vers le roi qui jà étoit informé de celle avenue. Si trouvèrent le roi et ses oncles et grand’foison d’autres seigneurs de-lez lui. Le comte de Staffort, quand il fut venu devant le roi, se mit à genoux, et puis parla tout en pleurant, et dit en grand’angoisse de cœur : « Roi, tu es roi de toute Angleterre et as juré solemnellement à tenir le royaume d’Angleterre en droit et à faire justice ; et tu sais comment ton frère, sans nul