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LIVRE II.

de voix, de lignage et d’amis ; et l’appeloit-on sire Jacques de Ardembourch.

Par ces deux hommes fut la cause premièrement entamée, avecques ce que un chevalier de Flandre, qui s’appeloit messire Jean Delle, sage homme et traitable y rendit grand’peine ; mais sans le moyen des dessus dits, il ne fût jamais entré ens ès traités ni venu : aussi ne fussent tous les chevaliers de Flandre ; c’est chose possible à croire. Ce messire Jean Delle étoit de plusieurs gens bien aimé en la ville de Gand ; et y alloit et venoit à la fois quand il lui plaisoit, ni nul soupçon on n’en avoit ; ni aussi à nullui, au commencement, de guerre ni de paix il ne parloit, ni n’eût osé parler si les mouvemens ne fussent premièrement issus des dessus dits sire Roger Eurewin et sire Jacques d’Ardembourch. Et la manière comment ce fut je la vous dirai.

Ces deux bourgeois dessus nommés prenoient grand’déplaisance au trouble que ils véoient au pays de Flandre, et tant que ils en parlèrent ensemble ; et dit Roger à Jacques : « Qui pourroit mettre remède et attrempance entre la ville dont nous sommes de nation, qui gît en dur parti, et monseigneur de Bourgogne, notre naturel seigneur, ce seroit grand’aumône, et en auroient ceux qui ce feroient grâce à Dieu et louange au monde ; car le différend et le trouble n’y sont pas bien séants. » — « Vous dites voir, Roger, répondit Jacques ; mais c’est dur et fort à faire ; car Piètre du Bois est trop périlleux : si n’ose nul mettre avant paix, amour ni concorde pour la doutance de lui ; car là où il le sauroit on seroit mort sans merci ; et jà en ont été morts tant maints prud’hommes qui pour bien en parloient et ensonnier vouloient, si comme vous savez. » — « Adonc, dit Roger, demeurera la chose en cel état : toudis il faut que, comment que ce soit, elle ait une fin ; et par Dieu ! qui l’y pourroit mettre, oncques si bonne journée ne fut. » — « Or me montrez, dit Jacques, une voie, et je l’orrai volontiers. » Roger répondit : « Vous êtes en la boucherie un des plus notables et des cremus qui y soit ; si pourrez tout secrètement parler et remontrer votre courage à vos plus grands amis : et quand vous verrez que ils y entendront, petit à petit vous entrerez ens. Et je d’autre part, je, suis bien de tous les navieurs, et sais tant de leurs courages, que la guerre leur déplaît grandement ; car ils ont grand dommage : ce je remontrerai à aucuns : et ceux retrairont les autres et mettront en bonne voie. Et quand nous aurons ces deux métiers d’accord, qui sont grands et puissans, les autres métiers et les bonnes gens qui désirent paix à avoir s’y inclineront. » — « Or bien, répondit Jacques, j’en parlerai volontiers aux miens ; or en parlez aux vôtres. »

Ainsi fut fait comme proposé ils l’avoient ; et en parlèrent si sagement et si secrètement chacun aux siens que, par la grâce du Saint-Esprit, Jacques d’Ardembourch trouva ceux de la boucherie enclins à sa volonté : et Roger Eurewin d’autre part, par ses beaux langages, trouva aussi les navieurs qui désiroient à ravoir leur naviage[1] dont il n’étoit nulle nouvelle, car il étoit clos, tous enclins et appareillés à ce qu’il voudroit faire.


CHAPITRE CCXL.


Comment le duc de Bourgogne pardonna aux Gantois tous maléfices et rebellions ; et comment cette paix fut traitée et démentée.


Or se mirent ces deux prud’hommes ensemble, en eux découvrant de leurs besognes ; et montrèrent l’un à l’autre comment ils trouvoient leurs gens appareillés et désirans de venir à paix. Si dirent : « Il nous faut un moyen, sage homme et secret et de créance, qui notre affaire remontre à monseigneur de Flandre. » Messire Jean Delle leur chéy en la main, et tantôt l’avisèrent : et pour ce qu’il étoit hantable de la ville de Gand, si parlèrent à lui et se découvrirent féablement de leurs secrets en disant : « Messire Jean, nous avons tant fait et labouré envers ceux de nos métiers, qu’ils sont tous enclins à la paix, là où monseigneur de Bourgogne voudroit tout pardonner et nous tenir ens ès franchises anciennes dont nous sommes chartrés et bullés, et elles renouveler. » Messire Jean Delle répondit : « J’en traiterai devers lui volontiers : et vous dites bien. »

Lors se départit le chevalier de la ville et vint vers le duc de Bourgogne qui se tenoit en France de-lez le roi, et lui remontra tout bellement et sagement les paroles dessus dites ; et fit tant par beau langage que le duc s’inclina à ce qu’il y entendit volontiers. Car pour le fait dessus dit de mener le roi en Angleterre et de faire là un grand voyage et exploit d’armes, il désiroit de venir à paix à ceux de Gand : et ses con-

  1. Commerce par eau.