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LIVRE III.

sire ; c’est que de si haut et de si vaillant prince, comme le comte de Foix est, il ne demeura nul héritier de sa femme épousée. » — « M’aist Dieu ! non, dit le chevalier, car si il en y eût eu un vivant, si comme il ot une fois, ce seroit le plus joyeux seigneur du monde ; et aussi seroient tous ceux de sa terre. » — « Et demeurera donc, dis-je, sa terre sans hoirs. » — « Nennil, dit-il ; le vicomte de Castelbon, son cousin germain, est son héritier. » — « Et aux armes, dis-je, est-il vaillant homme ? » — « M’aist Dieu ! dit-il, nennil ; et pour tant ne le peut amer le comte de Foix, Et fera si il peut ses deux fils bâtards, qui sont beaux chevaliers et jeunes, ses héritiers. Et a intention de les marier en haut lignage ; car il a or et argent à grand’foison. Si leur trouvera femmes par quoi ils seront aidés et confortés. » — « Sire, dis-je, je le vueil bien ; mais ce n’est pas chose due ni raisonnable de bâtards faire hoirs de terre. » — « Pourquoi ? dit-il, si est en défaut de bons hoirs. Ne véez-vous comment les Espaignols couronnèrent à roi un bâtard, le roi Henry, et ceux de Portingal ont couronné aussi un bâtard ? On l’a bien vu avenir au monde en plusieurs royaumes et pays, que bâtards ont par force possessé. Ne fut Guillaume le conquéreur bâtard fils d’un duc de Normandie, et conquit toute Angleterre et la fille du roi qui pour le temps étoit ; et demeura roi, et sont tous les rois d’Angleterre descendus de lui ? — « Or, dis-je, sire, tout ce peut bien faire. Il n’est chose qui n’avienne. Mais cils d’Ermignac sont trop forts ; et ainsi seroit donc toujours cil pays en guerre. Mais dites-moi, cher sire, me voudrez-vous point dire pourquoi la guerre est émue premièrement entre ceux de Foix et d’Ermignac, et lequel a la plus juste cause ? » — « Par ma foi, dit le chevalier, ouil ; toutefois c’est une guerre merveilleuse, car chacun y a cause, si comme il dit. »

« Vous devez savoir que anciennement, et à présent, il peut avoir environ cent ans, il y ot un seigneur en Berne qui s’appeloit Gaston[1], moult vaillant homme aux armes durement, et fut ensepveli en l’église des frères mineurs moult solennellement à Ortais, et là le trouverez et verrez comme il fut grand de corps et comme puissant de membres il fut, car en son vivant en beau letton il se fit former et tailler.

« Cil Gaston, seigneur de Berne, avoit deux filles[2], dont l’aînée il donna par mariage au comte d’Ermignac[3] qui pour le temps étoit, et la mains-née au comte de Foix qui nepveu étoit du roi d’Arragon ; et encore en porte le comte de Foix les armes, car il descend d’Arragon et sont pallées d’or et de gueules, je crois que vous le savez bien. Avint que ce seigneur de Berne ot une dure guerre et forte au roi d’Espaigne qui pour ce temps étoit[4] ; et vint cil roi parmi le pays de Bisquaie à grand’gent entrer au pays de Berne. Messire Gaston de Berne, qui fut informé de sa venue, assembla ses gens de tous les points et côtés, là où il les pouvoit avoir, et escripsit à ses deux fils, le comte d’Ermignac et le comte de Foix, que ils le vinssent, à toute leur puissance, servir et aider à défendre et garder leur héritage. Ses lettres vues, le comte de Foix, au plus tôt qu’il put, assembla ses gens et pria tous ses amis, et fit tant que il ot cinq cents chevaliers et écuyers, tous à haulmes, et deux mille varlets, à lances et à dards et pavais, tous de pied ; et vint au pays de Berne, ainsi accompagné, servir son seigneur de père, lequel en ot moult grand’joie ; et passèrent toutes ses gens au pont à Ortais la rivière Gave, et se logèrent entre Sauveterre et l’Hospital ; et le roi d’Espaigne, à tout bien vingt mille hommes, étoit logé assez près de là.

« Messire Gaston de Berne et le comte de Foix attendoient le comte d’Ermignac et cuidoient que il dût venir, et l’attendirent trois jours. Au quatrième jour le comte d’Ermignac envoya ses lettres par un chevalier et un héraut à messire Gaston de Berne ; et lui mandoit que il n’y pouvoit venir, et que il ne lui en convenoit pas encore armer pour le pays de Berne, car il n’y avoit rien.

« Quand messire Gaston ouït ces paroles d’excusance, et il vit que il ne seroit point aidé ni conforté du comte d’Ermignac, si fut tout ébahi

  1. Gaston VII, de la maison de Moncade. Il commença à régner en 1232 et mourut le 22 avril 1290. C’est celui qui bâtit Orthez et fit recueillir les fors du pays.
  2. Gaston VII avait quatre filles et pas d’héritier mâle, Ces quatre filles étaient Constance, l’aînée, mariée à l’infant d’Arragon ; Marguerite, la seconde, mariée à Roger Bernard, comte de Foix ; la troisième Amate, mariée au comte d’Armagnac ; et Guillemette, la quatrième, mariée après la mort de son père.
  3. Froissart se trompe. Le comte d’Armagnac, comme je l’ai dit dans la note précédente, avait épousé la troisième, et le comte de Foix la seconde.
  4. Il s’agit probablement de la guerre avec le roi de Castille en 1283, qui se termina l’année suivante.