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LIVRE III.

comtesse de Foix n’en put avoir autre chose ; si se tint en Navarre et n’osoit retourner.

« Le comte de Foix, qui véoit le malice du roi de Navarre, commença sa femme grandement à enhaïr et à être mal content d’elle, jà n’y eut elle coulpe, et à mal contenter sur li, de ce que, tantôt son message fait, elle n’étoit retournée. La dame n’osoit, qui sentoit son mari cruel là où il prenoit la chose à déplaisance.

« Celle chose demoura ainsi. Gaston, le fils de monseigneur le comte de Foix, crût et devint très bel enfès, et fut marié à la fille du comte d’Ermignac[1], une jeune dame sœur au comte qui est à présent, et à messire Bernard d’Ermignac ; et par la conjonction du mariage devoit être bonne paix entre Foix et Hermignac. L’enfès pouvoit avoir environ quinze ou seize ans. Trop bel écuyer étoit, et si pourtraioit de tous membres grandement au père. Si lui prit volonté et plaisance d’aller au royaume de Navarre voir sa mère et son oncle ; ce fut bien à la male heure pour lui et pour ce pays. Quand il fut venu en Navarre, on lui fit très bonne chère ; et se tint avec sa mère un tandis, puis prit congé ; mais ne put sa mère, pour parole ni prière que il lui faisist ni desist, faire retourner en Foix avecques lui. Car la dame lui avoit demandé si le comte de Foix son père l’en avoit enchargé de la ramener ; il disoit bien que, au partir, il n’en avoit été nulle nouvelle, et pour ce la dame ne s’y osoit assurer, mais demoura derrière. L’enfès de Foix s’en vint par Pampelune pour prendre congé au roi de Navarre son oncle. Le roi lui fit très bonne chère, et le tint avec lui plus de dix jours, et lui donna de beaux dons et à ses gens aussi. Le derrain don que le roi de Navarre lui donna, fut la mort de l’enfant. Je vous dirai comment et pourquoi.

« Quand ce vint sur le point que l’enfès dut partir, le roi le trait à part en sa chambre secrètement, et lui donna une moult belle boursette pleine de poudre, de telle condition que il n’étoit chose vivante qui, si de la poudre touchoit ou mangeoit, que tantôt ne le convenist mourir sans nul remède. « Gaston, dit le roi, beau neveu, vous ferez ce que je vous dirai. Vous véez comment le comte de Foix, votre père, a, à son tort, en grand’haine votre mère, ma sœur ; et ce me déplaît grandement, et aussi doit-il faire à vous. Toutefois, pour les choses réformer en bon point, et que votre mère fût bien de votre père, quand il viendra à point, vous prendrez un petit de cette poudre et en mettrez sur la viande de votre père, et gardez bien que nul ne vous voie. Et sitôt comme il en aura mangé, il ne finera jamais ni n’entendra à autre chose, fors que il puisse r’avoir sa femme votre mère avecques lui ; et s’entr’aimeront à toujours mais si entièrement que jamais ne se voudront départir l’un de l’autre ; et tout ce devez-vous grandement convoiter qu’il avienne. Et gardez bien que, de ce que je vous dis, vous ne vous découvrez à homme qui soit qui le dise à votre père, car vous perdriez votre fait. » L’enfès, qui tournoit en voir tout ce que le roi de Navarre son oncle lui disoit, répondit et dit : « Volontiers. »

« Sur ce point il se partit de Pampelune de son oncle et s’en retourna à Ortais. Le comte de Foix son père lui fit bonne chère, ce fut raison, et lui demanda des nouvelles de Navarre, et quels dons ni joyaux on lui avoit donnés par delà ; et tous les montra, excepté la boursette où étoit la poudre, mais de ce se sçut-il bien couvrir et taire. Or étoit-il d’ordonnance en l’hôtel de Foix que moult souvent Gaston, et Yvain son frère bâtard, gissoient ensemble en une chambre ; et s’entr’aimoient ainsi que enfans frères font, et se vêtoient de cottes et d’habits ensemble, car ils étoient aucques d’un grand et d’un âge. Avint que une fois, ainsi que enfans jeuent et s’ébattent en leurs lits, ils s’entrechangèrent leurs cottes, et tant que la cotte de Gaston, où la poudre et la bourse étoient, alla sur la place du lit d’Yvain, frère de Gaston. Yvain, qui étoit assez malicieux, sentit la poudre en la bourse, et demanda à Gaston son frère : « Gaston, quel chose est ci que vous portez tous les jours à votre poitrine ? » De celle parole n’ot Gaston point de joie et dit : « Rendez-moi ma cotte, Yvain, vous n’en avez que faire. » Yvain lui rejeta sa cotte. Gaston la vêtit. Si fut ce jour trop plus pensif que il n’avoit été au devant. Si avint dedans trois jours après, si comme Dieu voult sauver et garder le comte de Foix, que Gaston se courrouça à son frère Yvain pour le jeu de paume[2] et lui donna une jouée.

  1. On l’appelait la Gaye Armagnacoise, à cause de sa beauté.
  2. Le manuscrit 8325 dit : pour le jeu de cache, et lui donna une paumée (soufflet).