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LIVRE III.

mourût et que il avoit desservi mort. Tout le peuple répondit à celle parole d’une voix et dit : « Monseigneur, sauve soit votre grâce ! nous ne voulons pas que Gaston muire ; c’est votre héritier et plus n’en avez. »

« Quand le comte ouït son peuple qui prioit pour son fils, si se restreignit un petit ; et se pourpensa que il le châtieroit par prison, et le tiendroit en prison deux ou trois mois, et puis l’envoieroit en quelque voyage deux ou trois ans demeurer, tant que il auroit oublié son mautalent et que l’enfant, pour avoir plus d’âge, seroit en meilleure et plus vive connoissance. Si donna à son peuple congé ; mais ceux de la comté de Foix ne se vouloient partir d’Ortais, si le comte ne les assuroit que Gaston ne mourroit point, tant amoient-ils l’enfant. Il leur ot en convenant ; mais bien dit que il le tiendroit par aucun temps en prison pour le châtier. Sur celle convenance se partirent toutes manières de gens, et demeura Gaston prisonnier à Ortais.

« Ces nouvelles s’épandirent en plusieurs lieux ; et pour ce temps étoit pape Grégoire onzième en Avignon. Si envoya tantôt le cardinal d’Amiens en légation, pour venir en Berne et pour amoyenner ces besognes et apaiser le comte de Foix, et ôter de son courroux, et l’enfant hors de prison. Mais le cardinal ordonna ses besognes si longuement que il ne put venir que jusques à Béziers, quand les nouvelles lui vinrent là que il n’avoit que faire en Berne, car Gaston, le fils au comte de Foix, étoit mort. Et je vous dirai comment il mourut, puisque si avant je vous ai parlé de la matière.

« Le comte de Foix le faisoit tenir en une chambre en la tour d’Ortais, où petit avoit de lumière, et fut là dix jours. Petit y but et mangea, combien que on lui apportoit tous les jours assez à boire et à manger. Mais, quand il avoit la viande, il la détournoit d’une part et n’en tenoit compte ; et veulent aucuns dire que on trouva les viandes toutes entières que on lui avoit portées, ni rien ne les avoit amenries au jour de sa mort. Et merveilles fut comment il put tant vivre. Par plusieurs raisons, le comte le faisoit là tenir, sans nulle garde qui fût en la chambre avecques lui ni qui le conseillât ni confortât ; et fut l’enfès toujours en ses draps ainsi comme il y entra. Et si se mérencolia grandement, car il n’avoit pas cela appris ; et maudissoit l’heure que il fut oncques né ni engendré pour être venu à telle fin.

« Le jour de son trépas, ceux qui le servoient de manger lui apportèrent la viande et lui dirent : « Gaston, vez-ci de la viande pour vous. » Gaston n’en fit compte et dit : « Mettez-la là. » Cil qui le servoit de ce que je vous dis, regarde et voit en la prison toutes les viandes que les jours passés il avoit apportées. Adonc referma-t-il la chambre et vint au comte de Foix, et lui dit : « Monseigneur, pour Dieu merci ! prenez garde dessus votre fils, car il s’affame là en la prison où il gît, et crois que il ne mangea oncques puis qu’il y entra, car j’ai vu tous les mets entiers tournés d’un lez dont on l’a servi. » De celle parole le comte s’enfélonna, et sans mot dire, il se partit de sa chambre et s’en vint vers la prison où son fils étoit ; et tenoit à la male heure un petit long coutel dont il appareilloit ses ongles et nettoyoit. Il fit ouvrir l’huis de la prison et vint à son fils ; et tenoit l’alemelle de son coutel par la pointe, et si près de la pointe que il n’en y avoit pas hors de ses doigts la longueur de l’épaisseur d’un gros tournois. Par mautalent, en boutant ce tant de pointe en la gorge de son fils, il l’asséna, ne sais en quelle veine, et lui dit : « Ha, traitour ! pourquoi ne manges-tu point ? » Et tantôt s’en partit le comte sans plus rien dire ni faire, et rentra en sa chambre. L’enfès fut sang mué et effrayé de la venue de son père, avecques ce que il étoit foible de jeûner et que il vit ou sentit la pointe du coutel qui le toucha à la gorge, comme petit fut, mais ce fut en une veine, il se tourna d’autre part et là mourut.

« À peine étoit le comte rentré en sa chambre, quand nouvelles lui vinrent, de celui qui administroit à l’enfant sa viande qui lui dit : « Monseigneur, Gaston est mort. » — « Mort ? » dit le comte. « M’ait Dieu ! monseigneur, voire. » Le comte ne vouloit pas croire que ce fût vérité. Il y envoya un sien chevalier qui là étoit de côté lui. Le chevalier y alla, et rapporta que voirement étoit-il mort. Adonc fut le comte de Foix courroucé outre mesure, et regretta son fils trop grandement, et dit : « Ha ! Gaston, comme povre aventure ci a ! À male heure pour toi et pour moi allas oncques en Navarre voir ta mère. Jamais je n’aurai si parfaite joie comme je avois devant. » Lors fit-il venir son berbier, et se fit