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LIVRE III.

rendirent l’un par l’autre trois mille francs. L’autre année après, je fus en Prusse avecques le comte de Foix et le captal son cousin, duquel charge j’étois ; et à notre retour à Meaux en Brie, nous trouvâmes la duchesse de Normandie pour le temps, et la duchesse d’Orléans, et grand’foison de dames et de damoiselles, gentils dames, que les Jacques[1] avoit enclos au marché de Meaux ; et les eussent efforcées et violées si Dieu ne nous eût là envoyés. Bien étoient en leur puissance, car ils étoient plus de dix mille et les dames étoient toutes seules. Nous les délivrâmes de ce péril ; car il y ot morts des Jacques sur la place, renversés aux champs, plus de six mille ; ni oncques puis ne se rebellèrent.

« Pour ce temps étoient trèves entre le roi de France et le roi d’Angleterre. Mais le roi de Navarre faisoit guerre pour sa querelle au régent et au royaume de France. Le comte de Foix retourna en son pays ; mais mon maître le captal demeura avecques et en la compagnie du roi de Navarre pour ses deniers et à gages. Et lors fûmes-nous, avecques les aidans que nous avions, au royaume de France et par espécial en Picardie, où nous fîmes une forte guerre, et prîmes moult de villes et de chastels en l’évêché de Beauvais et en l’évêché d’Amiens ; et étions pour lors tous seigneurs des champs et des rivières, et y conquerismes, nous et les nôtres, très grand’finance.

« Quand les trieuves furent faillies de France et d’Angleterre, le roi de Navarre cessa sa guerre, car on fit paix entre le régent et lui ; et lors passa le roi d’Angleterre la mer en très grand arroi, et vint mettre le siége devant Reims. Et là manda-t-il le captal mon maître, lequel se tenoit à Clermont en Beauvoisis, et faisoit guerre pour lui à tout le pays. Nous vînmes devers le roi et ses enfans. »

Lors me dit l’écuyer : « Je crois bien que vous ayez toutes ces choses, et comment le roi d’Angleterre passa et vint devant Chartres, et comment la paix fut faite des deux rois. » — « C’est vérité, répondis-je, je l’ai toute et les traités comment ils furent faits. »

Lors reprit le Bascot de Mauléon sa parole et dit : « Quand la paix fut faite entre les deux rois, il convint toutes manières de gens d’armes et de Compagnies, parmi le traité de la paix, vider et laisser les forteresses et les chastels que ils tenoient. Adonc s’accueillirent toutes manières de povres compagnons qui avoient pris les armes, et se remirent ensemble ; et eurent plusieurs capitaines conseil entre eux quelle part ils se trairoient ; et dirent ainsi que, si les rois avoient fait paix ensemble, si les convenoit-il vivre. Si s’en vinrent en Bourgogne ; et là avoit capitaines de toutes nations, Anglois, Gascons, Espaignols, Navarrois, Allemands, Escots et gens de tous pays assemblés ; et je y étois pour un capitaine. Et nous nous trouvâmes en Bourgogne et dessus la rivière de Loire plus de douze mille, que uns que autres. Et vous dis que là en celle assemblée avoit bien trois ou quatre mille de droites gens d’armes, aussi apperts et aussi subtils de guerre comme nuls gens pourroient être, pour aviser une bataille et prendre à son avantage, pour écheller et assaillir villes et chastels, aussi durs et aussi nourris que nulles gens pouvoient être. Et assez le montrâmes à la bataille de Brignay, où nous ruâmes jus le connétable de France et le comte de Forez, et bien deux mille lances de chevaliers et d’écuyers. Celle bataille fit trop grand profit aux compagnons, car ils étoient povres ; si furent là tous riches de bons prisonniers, et de villes et de forts que ils prirent en l’archevêché de Lyon et sur la rivière du Rhône. Et ce parfit leur guerre quand ils eurent le pont Saint-Esprit, car ils guerroyèrent le pape et les cardinaux et leur firent moult de travaux ; et n’en pouvoient être quittes ni n’eussent été jusques à ce que les compagnons eussent tout honni. Mais ils trouvèrent un moyen. Ils mandèrent en Lombardie le marquis de Mont-Ferrat, un moult vaillant chevalier, lequel avoit guerre au seigneur de Milan. Quand il fut venu en Avignon, le pape et les cardinaux traitèrent devers lui, et il parla aux capitaines anglois, gascons et allemands. Parmi soixante mille francs que le pape et les cardinaux payèrent à plusieurs capitaines de ces routes, tels que messire Jean Haccoude, un moult vaillant chevalier anglois, messire Robert Briquet, Carsuele, Naudon de Bageran, le Bourg de Breteuil, le Bourg Camus, le Bourg de l’Espare, Batillier et plusieurs autres, si s’en allèrent en Lombardie et rendirent le pont Saint-Esprit, et emmenè-

  1. Les Jacques bons-hommes.