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LIVRE III.

valu, que par pillage, que par pactis, que par bonnes fortunes que j’y ai eues, cent mille francs. Et vous dirai comment je le pris et conquis.

« Au dehors du chastel et de la ville a une très belle fontaine, où par usage tous les matins les femmes de la ville venoient atout buires et autres vaisseaux, et là puisoient et les emportoient amont en la ville sur leurs têtes. Je me mis en ce parti d’armes et en cel assay que pour l’avoir ; et pris cinquante compagnons de la garnison du chastel Tuillier, et chevauchâmes tout un jour par bois et par bruyères ; et la nuit ensuivant, environ mie-nuit, je mis une embûche assez près de Thurit, et moi sixième tant seulement, en habit de femmes, et buires en nos mains, vînmes en une prairie assez près de la ville, et nous muçâmes en un meule de foin, car il étoit environ la Saint-Jean en été que on avoit fené et fauché les prés. Quand l’heure fut venue que la porte fut ouverte et que les femmes commençoient à venir à la fontaine, chacun de nous prit sa buire, et les emplîmes, et puis nous mîmes au retour vers la ville, nos visages enveloppés de couvre-chefs. Jamais on ne nous eût connus. Les femmes que nous encontrions nous disoient : « Ha ! Sainte Marie, que vous êtes matin levées ! » Nous répondions en leur langage à feinte voix : « C’est voir, » Et passions outre ; et vînmes ainsi tous six à la porte. Quand nous y fûmes venus, nous n’y trouvâmes autre garde que un savetier qui mettoit à point ses formes et ses rivets. L’un de nous sonna un cornet pour attraire nos compagnons qui étoient en l’embûche. Le savetier ne s’en donna garde, mais bien ouït le cornet sonner, et demanda à nous : « Femmes, haro ! Qui est cela qui a sonné le cornet ? » L’un répondit, et dit : « C’est un prêtre qui s’en va aux champs, je ne sais s’il est curé ou chapelain de la ville. » — « C’est voir, dit-il, c’est messire Pierre François, notre prêtre ; trop lontiers va au matin aux champs pour querre les lièvres. » Tantôt, incontinent, nos compagnons venus, entrâmes en la ville où nous ne trouvâmes oncques hommes que mît main à l’épée ni soi à défense.

« Ainsi pris-je la ville et le chastel de Thurit qui m’a fait plus de profit et de revenue par an, et tous les jours quand il venoit à point, que le chastel et toutes les appendances d’icelui à vendre au plus détroit et plus cher que on pourroit, ne valent. Or ne sais à présent que j’en dois faire ; car je suis en traité devers le comte d’Ermignac et le Dauphin d’Auvergne qui ont puissance expresse de par le roi de France de acheter les villes et les forts aux compagnons qui les tiennent en Auvergne, en Rouergue, en Quersin, en Limousin, en Pierregord, en Albigeois, en Agen, et à tous ceux qui font guerre, et ont fait au titre d’Angleterre ; et plusieurs se sont jà partis, et ont rendu leurs forts. Or ne sais-je si je rendrai le mien. »

À ces mots répondit le Bourg de Campane, et dit : « Cousin, vous dites voir. Aussi pour le fort de Carlat que je tiens en Auvergne, suis-je venu apprendre des nouvelles à Ortais, en l’hostel du comte de Foix ; car messire Louis de Sancerre, maréchal de France, doit ci être temprement ; il est tout coi à Tharbes, ainsi que j’ai ouï dire à ceux qui l’y ont vu. »

À ces mots demandèrent-ils le vin ; on l’apporta, et bûmes ; et puis dit le bascot de Mauléon à moi : « Messire Jean, que dites-vous ? Êtes-vous bien informé de ma vie. J’ai eu encore assez plus d’aventures que je ne vous ai dit, desquelles je ne puis ni ne vueil pas de toutes parler. » — « Par ma foi, dis-je, sire, ouil. »

CHAPITRE XVII.

Comment un nommé Limousin se rendit François, et comment il fit prendre Louis Rambaut, son compagnon d’armes, pour la villenie qu’il lui avoit faite à Briude.


Encore le remis-je en parole, et lui demandai de Louis Rambaut, un moult appert écuyer et grand capitaine de gens d’armes, pourtant que je l’avois vu une fois en Avignon en bon arroi, que il étoit devenu : « Je le vous dirai, dit le bascot de Mauléon. Du temps passé, quand messire Seguin de Batefol eut tenu Briude en Belay, à dix lieues du Puy en Auvergne, et il ot guerroyé le pays et assez conquis, il s’en retourna en Gascogne, et donna à Louis Rambaut et à un sien compagnon qui s’appeloit Limousin, Briude et Eause sur la Saonne. Le pays étoit, pour ce temps que je parole, si foulé et si grevé, et si rempli de compagnons à tout lez que nul à peine n’osoit issir hors de sa maison. Et vous dis que entre Briude en Auvergne et Eause a plus de vingt-six lieues, tout pays de montagnes. Mais quand il venoit à plaisance à Louis Rambaut à chevaucher de Briude à Eause, il n’en