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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

ils ne fussent que un petit, si vouloit le roi ouvrer grandement par leur conseil : « Sire, nous ne savons près de ci plus appareillé lieu ni plus propice que Juberot ; ve-là le moûtier entre ces arbres. Il siéd en forte place assez, avec ce que on y pourra bien aider. » Ceux qui connoissoient le pays distrent : « Il est vérité. » — « Donc, dit le roi, traions-nous de celle part ; et nous ordonnons là par telle manière et par tel conseil que gens d’armes doivent faire ; par quoi nos ennemis, quand ils viendront sur nous, ne nous trouvent pas dégarnis ni vuides d’avis et de conseil. » Tantôt fut fait : on se trait le petit pas vers Juberot, et sont lors venus en la place de l’église. Adonc ont les Anglois et messire Hougues Navaret, et aucuns vaillans hommes de Portingal et de Lussebonne qui là étoient, allés tout à l’environ pour le mieux aviser. Si distrent les Anglois : « Vez-ci lieu fort assez, parmi ce que on y aidera, et pourrons bien sûrement et hardiment attendre ci l’aventure. » Lors firent-ils au côté devers les champs abattre les arbres et coucher de travers, afin que de plain on ne pût chevaucher sur eux ; et laissèrent un chemin ouvert qui n’étoit pas d’entrée trop large ; et mistrent ce que ils avoient d’archers et d’arbalêtriers sur les deux êles de ce chemin et les gens d’armes tout de pied au beau plain, et le moûtier à leur côté auquel le roi de Portingal se tenoit, et avoient là mis leur étendart et les bannières du roi.

Quand ils se virent ainsi ordonnés, ils eurent grand’joie et distrent, si il plaisoit à Dieu, ils étoient bien en place pour eux tenir longuement et faire bonne journée. Là, leur dit le roi : « Beaux seigneurs, soyez huy tous prud’hommes, et ne pensez point au fuir, car la fuite ne vous vaudroit rien : vous êtes trop loin de Lussebonne ; et avecques tout ce, en chasse et en fuite n’a nul recouvrer, car trois en abattroient et occiroient douze en fuyant. Montrez hui que vous soyez gens d’arrêt et de prouesse, et vendez vos corps et vos membres aux épées et aux armures ; et imaginez en vous que, si la journée est pour nous, ainsi comme elle sera, si Dieu plaît, nous serons moult honorés, et parlera-t-on de nous en plusieurs pays où les nouvelles iront ; car toujours on exaulce les victorieux et abaisse-t-on les déconfits. Et pensez à ce que vous m’avez fait roi, si en devez être plus hardis et plus courageux. Et soyez tout certains que, tant que celle hache me durera en la main, je me combattrai, et, si elle me faut ou brise, je recouvrerai autre, et montrerai que je veuil défendre et garder la couronne de Portingal pour moi, et le droit que je y ai par la succession de monseigneur mon frère, laquelle je dis et prends sur l’âme de moi que on me chalenge à tort et que la querelle est mienne. »

À ces paroles répondirent tous ceux de son pays qui ouï l’avoient, et dirent : « Sire roi, votre grâce et merci, vous nous admonestez sagement et doucement que nous soyons tous prud’hommes et que nous vous aidons à garder et défendre ce que nous vous avons donné et qui est vôtre. Sachez que tous demourerons avecques vous, ni de la place ne partirons où nous sommes arrêtés, ni ne viderons pour aventure qui nous vienne, si nous ne sommes tous morts. Et faites un cri à votre peuple qui ci est, car tous ne vous ont pas ouï parler, que nul et sur la vie n’ait l’avis ni le sentiment de fuir. Et si il y a homme de petit courage qui n’ose attendre l’aventure de la bataille, si se traie avant, et lui donnez bon congé de partir d’avecques les autres, car un mauvais cœur en décourage deux douzaines de bons ; ou on leur fasse trancher les têtes en la présence de vous, si donneront exemple aux autres. » Le roi dit : « Je le veuil. » Adonc furent deux chevaliers de Portingal ordonnés de par le roi, de chercher tous les hommes qui là étoient et aussi de eux admonester et enquerre si nul s’ébahissoit en attendant la bataille. Les chevaliers rapportèrent au roi, quand ils retournèrent, que tout partout où ils avoient été visiter par les connestablies, ils n’y avoient trouvé homme qui ne fût, par l’apparent que on véoit en lui, tout conforté pour attendre la bataille. « Tant vaut mieux, » dit le roi.

Adonc fit le roi demander parmi l’ost que quiconque vouloit devenir chevalier si se traisist avant, et il lui donneroit l’ordre de chevalerie en l’honneur de Dieu et de Saint George. Et me semble, selon ce que je fus informé, que il y ot là faits soixante chevaliers nouveaux desquels le roi ot grand’joie ; et les mit au premier front de la bataille, et leur dit au départir de lui : « Beaux seigneurs, l’ordre de chevalerie est si noble et si haute que nul cœur ne doit penser,